Devant une oeuvre d’art abstraite, nous posons souvent la question : « y-a-t-il une chose à comprendre » ? En réalité, il faudrait commencer par répondre à la question : « qu’est-ce que l’art abstrait » ?
Je précise d’ailleurs que je parle dans l’article surtout de la peinture abstraite.
Et c’est parti pour des heures de débat. Vous vous en doutez, de grands spécialistes de l’art ont écrit des tonnes de pages sur le sujet depuis une bonne centaine d’année.
Nous pouvons tous constater qu’ils existent de nombreuses définitions de la peinture abstraites, non figurative ou encore non-objective. Cette terminologie est elle-même parfois utilisée dans les contextes très variés.
Georges Roque a même écrit un livre où il analyse presque de toutes les définitions. J’y ai consacré un autre article sur mon blog.
La question est donc ici plutôt, pourquoi j’ai besoin de formuler encore une réponse ?
Premièrement, je m’intéresse au rapport entre la peinture et le langage.
Deuxièmement, j’ai besoin de formaliser mon opinion parce que je peins, muée par un besoin impérieux de barbouiller les toiles. Et j’ai besoin de comprendre ce que je fais.
Peindre, c’est peut-être avant tout chercher à savoir ce que l’on fait en peignant.
En outre, je ne sais pas ce que signifie le mot » talent » en 2020 pour un peintre.
Savoir bien dessiner le corps humain ? Savoir mélanger les couleurs et faire un glacis ? Vendre beaucoup de tableaux ? Avoir des admirateurs? Exposer au Salon des Indépendants ? Choquer le bourgeois? Avoir des likes sur Instagram ? Savoir produire une théorie sur sa propre création? Vendre les tulipes ‘concept’ en plastique à la Mairie de Paris ? Je n’en ai aucune idée.
En revanche, je sais ce que c’est d’être honnête avec soi-même et donc ceci conduit à s’interroger à minima sur l’acte de peindre.
Actuellement, même les plus grands critiques n’arrivent plus à se mettre d’accord sur une liste analogue de 100 peintres les plus « talentueux » contemporains. Lors d’un test effectué par un magazine avec des curateurs connus, leurs listes d’artistes ne se recoupaient absolument pas.
Le marché sait faire le classement des meilleures cotations. Elles sont le résultat d’une démarche spéculative et représentent des valeurs refuge. Ainsi, nous sommes dans l’univers de la finance et du marketing, mais pas du tout dans la définition d’un « talent » (sauf peut être du talent commercial) . Sans doute, nous ne découvrirons pas parmi les grosses cotations une création de rupture ou une chef-d-oeuvre à attraction future durable. Ce sont rarement les oeuvres les plus rentables à court terme. Pour cela, il faut du recul.
Il y a donc un sérieux problème pour définir la valeur d’une oeuvre. A fortiori, si on n’arrive même pas à définir comment la regarder et la comprendre. Et ceci peut être particulièrement ardu en cas d’une oeuvre abstraite.
Pourquoi il y a tant d’interrogations autour de l’art abstrait ?
Tout simplement, il s’agit d’un langage pictural, où le « récepteur » est souvent perdu. Il n’est pas souvent sur la même longueur d’onde que l’émetteur. Devant la toile, parfois il ricane, ou alors il culpabilise devant son ‘incompétence’. Le « spécialiste » averti proposera une interprétation pour paraître. Souvent, il brode dans le vide. Au mieux, le regardeur (je préfère ce terme plus juste) lit le catalogue et parle ensuite comme un perroquet savant.
L’art abstrait pose naturellement la question d’interprétation bien plus intensément que l’art figuratif.
L’artiste abstrait ne facilite pas toujours la tâche au ‘regardeur’.
La perte de la figuration et une absence apparente du « sujet » perturbe donc » le regardeur ». De nombreuses personnes restent à la recherche éperdue d’une interprétation ‘juste’ et ‘bien expliquée’.
Sans oublier que vers les années 1960, nombreux courants d’abstraction ont viré vers un nouveau type d’académisme formel. L’adepte de la pure « visualité » devait refuser de se poser la question du « quoi » et s’accrocher à « comment’ comme à sa bombe d’aérosol. C’est l’époque des peintures ‘ultimes’ suivie de leur « enterrement ».
Les incompréhensions sont aussi liées à la définition du mot abstraction en peinture. Il n’a pas une définition, mais des dizaines. S’agit-il de l’art abstrait, de l’art non-objectif, de l’art non-figuratif et même de l’art dit ‘ concret’ ?
Voir à ce sujet le livre de Georges Roque et l’article sur mon blog :
« L’art abstrait, le parcours du siècle ».
La question de compréhension entre l’artiste et le « regardeur » est au centre du questionnement.
L’auteur, veut-il être compris ou pas ? S’agit-il d’une rumination solitaire ? A-t-il une chose à exprimer ou pas. Veut-il d’ailleurs être compris ? Veut-il partager ce qu’il ressent ou voit ? Est-il juste centré sur lui-même et ses états d’âme ? Est-il dans une quête impossible d’une vérité universelle ?
Dans l’art abstrait, tout conduit à la question de la compréhension et de l’incompréhension. Et donc à la transmission d’un message entre l’émetteur et le récepteur. Nous voilà sur le terrain « linguistique » et/ou « sémiologique ».
La notion de « langage pictural » est ainsi centrale dans mon interrogation.
J’ai passé une grande partie de ma carrière professionnelle dans l’univers où communiquer un message était au cœur des préoccupations. Dans la publicité, dans le marketing et la vente. Et pour ne rien oublier, j’ai subi pendant vingt ans la propagande politique d’un régime communiste. J’ai affronté jeune cet environnement ubuesque, une sorte de « fake-world » grandeur nature.
Mon passé tournait d’une certaine manière autour de la communication sous toutes ces formes. Observer la manipulation verbale, la compréhension et les malentendus, le détournement du message, tout cela m’intéresse.
Aussi, j’ai toujours aimé apprendre les langues étrangères.
Malheureusement, je ressent encore aujourd’hui la limite de cet apprentissage tardif du français.
Comme tout le monde, je manipule le verbe ou les signes non verbaux pour m’exprimer. Mais, je le fais depuis toujours avec une grande curiosité liée au phénomène lui-même.
En théorie, pour parler et écrire une langue, il suffit d’apprendre l’alphabet et la grammaire. Puis enrichir son vocabulaire. On parle donc de l’apprentissage d’un système de convention qui permet aux gens d’échanger.
Depuis toujours, je vivais assez péniblement le décalage entre mon intention, la perception et la compréhension de ma parole auprès des interlocuteurs.
En réalité, j’avais le sentiment d’avoir toujours eu une grande difficulté à me faire comprendre avec justesse à l’oral. Et non seulement parce que je ne parlais pas ma langue maternelle.
Par conséquent, je pratique souvent les périphrases, propose des analogies multiples et me perds dans les méandres de la répétition . Ou encore, pour « enfoncer le clou » , je force le trait par les mots qui frappent et cognent. Ceci n’arrangent rien.
Mes perceptions étaient souvent en décalage avec mon environnement. Ma façon d’argumenter semblait alors logiquement difficile à suivre. Toute en arborescence et trop touffue. Je réfléchie en écrivant et en parlant, ‘en flot continu’ et cela peut être pénible. J’en conviens.
En tout cas, j’ai toujours eu le sentiment d’avoir eu à l’oral (et à l’écrit) une sorte « d’obligation de résultat ».
Autrement dit, si on ne me comprends pas, c’est de ma faute. « Vous avez mal appris à l’école votre alphabet. Veuillez reformuler, vous n’êtes pas clair. Soyez plus simple, plus court, plus rapide, plus ‘bullet point’…Bref, parlez ‘simplement’ et si possible avec peu de mots. » Ah, j’exprime ici sans doute aussi ma frustration d’un non natif français!
C’est pourtant très logique. Le langage est une convention relativement claire. Nous devons l’acquérir petits avec nos parents et la peaufiner à l’école. C’est un marqueur de nos origines et de notre niveau social dans un groupe qui partage la même convention.
Au fond, je suppute d’utiliser la peinture comme un langage personnel de substitution à ‘l’impossible compréhension par la parole’.
Un subterfuge visuel
La peinture serait donc un autre moyen de penser et de parler sans l’obligation de me faire comprendre par tout le monde. Je peux même affirmer de rechercher à passer le message par un langage pictural à ceux qui partagent la même sensibilité ou idée? Et il y a encore mieux.
En outre, si l’interprétation du public diffère de la mienne, je l’interprète comme un enrichissement d’interprétation par le récepteur.
La compréhension de l’art est d’ailleurs aussi une fonction de l’imaginaire du regardeur (ou de son absence d’imagination).
Bonne nouvelle. Ce n’est pas systématiquement le résultat de mon échec en tant qu’émetteur!
Il y a un côté aléatoire et mystérieux de la perception de l’autre dans l’art pictural. La résonance peut se produire ou pas. Tant pis, si nous ne sommes pas sur la même ‘longueur d’onde’.
Je perçois aussi une grande liberté d’expression par les moyens picturaux quasi infinie.
Mais, l’art pictural avec une absence du « quoi » (sans tomber dans la figuration mimétique) , deviendrait pour moi totalement sans intérêt. Puisque c’est mon moyen d’expression.
Car, c’est un médium pour entrer en contact avec l’autre qui résonnerait avec les stimuli visuels qui me sont personnels et qu’il perçoit également.
Pour les expressions artistiques comme la peinture ou la musique, nul besoin de connaître le solfège pour aimer une chanson. Inutile de savoir dessiner pour aimer une peinture. Evidemment, plus on exerce ses sens (son ‘oreille’ ou son ‘oeil’) , plus on apprécie une certaine subtilité d’expression.
Mais, comment fonctionne alors cette autre langage où on communique sans connaître nécessairement ‘l’alphabet pictural’ et ‘la grammaire visuelle’ ?
Comment se construit l’échange entre l’émetteur et le regardeur sans une convention partagée ?
Y a-t-il d’ailleurs un lien entre la peinture et le langage?
Ma première formation a été linguistique. La linguistique est une science encore récente et en pleine évolution. A Prague, à la faculté de la Philologie Charles IV, j’ai étudié dans les années 80 les écrits de Ferdinand de Saussure et d’autres éminents linguistes.
J’aimais aussi les théories des chercheurs de Palo Alto. Plus particulièrement de Paul Watzlawick. Je m’intéressais donc depuis toujours à la linguistique et à la sémiologie.
J’ai entendu pour la première fois les notions de « signifié », « signifiant » et » référent » à l’âge de dix-neuf ans. C’était une grande trouvaille pour la jeune fille amoureuse de langues étrangères.
Je découvre donc à cette instant qu’on transmet une idée (arbre), appelée le signifié par une forme (ici acoustique [arbr] ou [tri] pour un anglais), nommée le signifiant. Et que nous n’avons pas besoin forcément du ‘référent’ pour se faire comprendre. Par exemple, en montrant du doigt un objet réel . Il est inutile de montrer un vrai ‘arbre’ dans la nature (chêne, figuier ou palmier selon notre culture), car nous avons la capacité à conceptualiser!
Benveniste définissait le lien entre arbre et [arbr] comme « nécessaire ». En français, le lien sera le concept ‘arbre’ et [arbre], en anglais le concept ‘arbre’ et [tri]. Et dans les deux langues, nous auront le même référent : on peut dire qui est ‘un élément du réel’.
De là, il y a une facilité à imaginer que le signifiant en peinture serait la couleur , la forme et tous les autres moyens formels. Et que le référent serait donc la nature. Logiquement, le signifié serait le message, l’idée que souhaite communiquer l’artiste au moyen d’une « expression plastique».
Mais, cela n’est pas si simple. La couleur, comme le son vocal, est ce qu’on appelle le stimulus, le signal physique utilisé. Mais, pour que tout fonctionne, il faut aussi comprendre que le signifiant constitue un modèle conventionnel. Par exemple une série de phonèmes structurés par les règles grammaticales et une syntaxe.
Alors du coup, doit-on s’engouffre dans la création de règles formelles et conventionnelles en peinture?
Ceci signifie de décrire les règles universelles? Ou alors mouvement par mouvement, style par style ? C’est évidemment un des chemins que de nombreux mouvements d’artistes au vingtième siècle ont emprunté.
Pour les linguistes du début du vingtième, les structuralistes, le lien entre le signifié et signifiant était arbitraire. Ils avançaient comme preuve que nous ne parlions pas tous la même langue.
La majorité des écrits sur l’art abstrait reposait sur cette compréhension structuraliste de la langue. En d’autres termes, sur un lien arbitraire entre le référent, le signifié et le signifiant. Donc, sur la possibilité de les séparer ou d’en éliminer en partie sans problème! Inversement, les artistes pensaient aussi pouvoir fabriquer un alphabet visuel!
On ne compte pas le nombre de tentatives pour définir une sorte de grammaire visuelle ou sémiotique du signifiant pictural.
Ceci a conduit également à des approches radicales et obnubilées par la forme, donc le « signifiant ».
Les plus révolutionnaires des poètes et des peintres envisageaient ainsi de rompre la subordination de l’idée (signifié) pour libérer la forme (le signifiant).
Une belle utopie naît au début du 20 ème siècle.
Fabriquer un langage pictural ou poétique qui laisse tomber le référent (naturel, le réel), c’est logique. Mais, on imagina aussi d’abandonner le signifié (idée, concept, essence, spiritualité, message, recherche d’universalité, intention… selon les auteurs) pour hisser sur le piédestal que la matière : le signifiant formel.
Sans surprise, on trouve dans cette nouveauté radicale le cubo-futurisme russe, Malevitch, Bourliouk, Khlebnikov, Matiouchine.
Maïakovski, le poète, a commencé d’ailleurs par les études d’art. Ce sera l’époque de la ‘peinture pure’ comme de la « poésie pure ». Le poète libère les mots, le peintre libère des formes et des couleurs des objets extérieurs et du sujet. Le mot doit se « débrouiller » comme un ‘samovitoe’, ce mot à valeur autonome avec uniquement sa valeur imagée (plastique) et externe (sonore). Ainsi, par exemple Kroutchenykk dénonce la ‘soumission’ du signifiant au signifié et dit : « En art, le mot dépasse le sens ! ». En peinture, on triture et déforme la forme et la couleur. Le poète triture et « déforme » le matériel « verbo-créateur ».
Bourliouk disait également : « Hier, il s’agissait d’un moyen, aujourd’hui il est devenu un but. La peinture s’est mise à ne vivre que pour elle-même. »
Le temps « héroïque » d’avant guerre finit dans un mur.
Les bases de la peinture moderne sont définies dans la première partie du 20ème siècle comme le travail avec la ligne, la surface, la couleur et la facture. Ce n’est pas faux de constater que ce sont bien les moyens d’expression de la peinture et que leur combinatoire et quasi infinie. C’est une démarche de rupture révolutionnaire qui dans un premier temps fait éclater l’approche académique de l’art figuratif.
L’évolution de la société bouscule la légitimité évidente de la peinture. Son rôle n’est plus si facile à identifier. La peinture n’a plus besoin de ‘mémoriser’ le monde (la photo arrive) ou de servir une religion. Il est normal que tout éclate et que la peinture ‘se cherche’.
Peu importe le tâtonnement théorique des peintres radicaux et leurs errements. C’est bien cette période qui a permis à la peinture de s’affranchir de sa tendance à rendre compte directement des formes de la nature. On s’éloigne en effet de l’obligation du ‘référent’.
En réalité, les auteurs des écrits théoriques (souvent assez confus mais drôlement polémiques) confondaient parfois le référent linguistique et le signifié.
Il est possible pour l’humain de se passer du référent pour communiquer. Nous avons vu que nous n’avons pas besoin de montrer l’arbre pour faire comprendre le mot ‘arbre’. Toutefois, il est plus difficile d’abandonner aussi le signifié sans finir dans l’impasse de l’art pour l’art,de la communication à sens unique ou incompréhensible.
Si la peinture peut oublier le référent (la réalité, la nature, le modèle) et sortir de la figuration et de la reproduction du réel, il est plus difficile de supprimer le signifié sans tomber dans le piège du formalisme.
Pour dire des choses autrement :
- L’art figuratif recompose le référent où le métamorphose avec un filtre de perceptions, pensées et sentiments de l’artiste. Ce type d’art est perçu comme plus compréhensible, accessible. Mais, on peut se passer dans l’art de la présentation du référent. Comme il est inutile de montrer un tilleul du doigt pour faire comprendre le concept de l’arbre.
- Petit exemple: J’aime une peinture sur mon mur qui présente un paysage de mon enfance. Elle exprime une nostalgie du passé et j’y accorde une valeur sentimentale. Voilà pour la fonction de ‘mémoire’ et d’émotion’. Mais, une belle photo ancienne du même paysage pourrait demain avoir sans doute la même fonction.
- L’art abstrait s’éloigne du référent. Il communique au travers formes picturales , fabriquées avec les moyens disponibles dans l’art pictural. Ces formes peuvent fonctionner comme signaux agissant sur nos sens. Mais, pour que ceci soit un « langage pictural », il faudrait une convention avec une logique partagée. Et cela ne marche pas ainsi. En tout cas, il n’est pas possible d’élaborer ex nihilo une telle ‘convention’ en quelques mois ou années.
- Dans l’art oriental, issu de la calligraphie, des peintres ont réussi au travers une culture millénaire transmise par les maîtres du pinceau à élaborer une convention de langage pictural très poussée et partagée autour de la vision du monde cosmologique. Vous pouvez lire à ce sujet les livres de François Cheng. Cette convention visuelle est une expression d’une traduction religieuse chinoise de la compréhension du monde. C’est une forme d’académisme sémiologique très intéressante à étudier. Mais, cette convention ‘culturelle’ n’est pas du tout facile à exploiter dans un autre contexte. Il ne suffit pas laisser blanc 2/3 de la toile pour comprendre la notion complexe du « vide » chinois!
- Des tentatives de définir ex nihilo un langage pictural ont abouties assez rapidement à un académisme d’un nouveau type. Evidemment, cette modélisation était théorique et basée sur très peu de notions réellement scientifiques . On a surtout beaucoup brodé sur la perception de la couleur, l’appréhension des formes et la facture de la surface…
- Le corollaire de la démarche a été souvent l’abandon pur et simple du signifiant. Le formalisme a conduit la peinture vers le piège du « carré blanc géométrique ». Une fois au bout de cette quête puriste, le piège se referma sur l’artiste minimaliste perdu au fond d’un néant solitaire. Et souvent ridiculisé malgré la pureté de ses intentions.
Après la guerre, c’est encore la période des ‘ultimes peintures’, de la pure « visualité » pour terminer avec les ‘distractions’ des illusions optiques du célèbre zélateur de la rétine, Vasarely.
Bien évidemment, certains courants représentaient aussi un fond de pensée militante. L’ art social devait offrir par exemple ‘la joie sensorielle’ populaire et sérielle au moment où le désir d’une démocratisation de l’art battait son plein.
Inutile de ‘réfléchir’, ceci serait une vision élitiste bourgeoise de l’art. Il faut simplement « jouir » de manière sensorielle d’une surface animée par les formes picturales. Je dirais un peu comme un animal devant un tapis coloré. En France nous étions particulièrement gâtés grâce aux groupes marxisantes comme Supports/Surfaces.
Une fois que les artistes ont érigé le mur entre les arts visuels et le langage, ils se sont trouvés emmurés dans un ghetto.
Lorsqu’ils ont essayé de tisser les liens pseudo-scientifiques entre une oeuvre formelle et le regardeur, ils sont retombés dans la distraction visuelle d’un kaléidoscope ou des illusions visuelles.
Par conséquence, nous avons eu droit à des savants critiques et peintres qui déclarèrent la mort de la peinture ! D’autres ont eu l’idée de génie de déclarer la fin de l’histoire, pourquoi pas.
En simplifiant, soit vous étiez un ringard figuratif, dont déclaré mort vers 1940. Soit un barbouilleur répétitif de carrés géométriques, dont ‘enterré’ aussi, mais en 1970.
Il fallait passer par la résurrection du signifié pour voir renaître la peinture. Heureusement, le signifié n’est pas forcément que la copie du référent. Le sens n’est pas mort avec les carrés monochromes !
Il y a d’ailleurs des artistes comme Gerhard Richter qui passent du figuratif à l’abstraction en assignant aux oeuvres une finalité similaire. Ces oeuvres « concourent à une connaissance du monde » en modélisant les réalités « difficiles à voir et à décrire autrement. » Mais de quelle modélisation parle-t-il?
Il ne s’agit pas non plus de déclarer que le triangle exprime ceci et une ligne droite cela. Que le rouge est chaud et bleu triste. J’estime énormément Kandinsky. C’était un grand visionnaire et peintre sincère, mais ses théories sur les formes et couleurs sont avec le recul difficiles à prendre au sérieux.
Sans doute, ce qu’il a réussi, c’est d’inventer son langage pictural individuel et cohérent. Qui lui a permis d’exprimer ce qu’il avait envie d’exprimer. Ensuite, comme une musique spécifique, il a réussi à entrer (ou pas) en résonance avec son public. Et donc d’être compris ou pas.
La grande nouveauté est que le signifié 2.0. n’est pas visiblement arbitraire!
Si ce lien entre le signifié et le signifiant ( la forme et le fond pour simplifier) n’est pas arbitraire, pourquoi nous ne parlons pas tous la même langue ? Comment ce lien est-il « fabriqué’ alors dans nos cerveaux?
Et pourquoi je pense que les tentatives de créer un modèle formel universel de perception picturale in abstracto serait inefficace ou simpliste?
L’explication sera-t-elle un jour trouvée par la neurolinguistique?
Les différents peuples ont choisi des sons différents, variant le registre et des associations selon les langues. Les écoles structuraliste (Martinet) comme générativiste (Chomsky) imaginaient donc d’abord ce lien comme arbitraire. C’est ce que j’ai appris encore à l’Université de la philologie en 1979!
C’est seulement à la fin du 20ème siècle que percent les écoles qui ajoutent les notions physiologiques, acoustiques et cinétiques comme motivation de l’association. C’est la fin de « l’arbitraire » chez les linguistes et leur rencontre avec les sciences cognitives.
Les mots du langage seraient fabriqués comme des matrices « d’étymons ». Par exemple la composante phonétique « nasale » serait liée à un invariant « notionnel » (tout ce qui est lié au nez, passe par le nez au sens large). Du coup, il est bien difficile d’admettre qu’une langue est une pure forme sans attaches avec la réalité et que le signe linguistique est systématiquement arbitraire.
Guiraud en 1967 parle déjà de trois types de mots à base physiologique : acoustique, là où les sons reproduisent un bruit. Cinétique, là où l’articulation reproduit un mouvement. Visuelle, dans la mesure où l’apparence du visage (lèvres, joues) est modifiée, ce qui comporte aussi des éléments cinétiques.
Voilà ce qui est déjà plus intéressant pour la recherche sémiologique en peinture !
A partir de ce moment, les linguistes ont été obligés de s’approcher des sciences cognitives. Et là, c’est le début de nouvelles explications sur notre cerveau. Une autre façon de réfléchir sur la perception, le lien entre le visuel, le verbal et même le cinétique. Par conséquent, surgit une nouvelle théorie non arbitraire de la « fabrication » du langage et les signaux chez l’homme.
Allot parle de plusieurs modèles. Le plus simple est le lien cérébral entre un mot qui renvoie au corp humain (nasalité et le nez qui bouge pour dire [ne][nouz][anf][burng][nos]). De la dérivent ensuite de nombreux mots qui sont liés à la ‘nasalité’ (moucher, morve, rhume…).
Dès qu’on touche au fonctionnement de notre cerveau, nous arrivons à un domaine infini.
J’en déduis que la réflexion du peintre sur son propre langage pictural a un sens. Que la recherche du lien entre le formel visuel, la sémiotique et le signifié n’est pas un travail terminé ou périmé. Le cerveau fabrique notre perception visuelle à partir des signaux picturaux et y associe nos émotions, nos sensations, nos souvenirs et nos pensées induites.
Ce fonctionnement du cerveau peut être universel.
Pour autant, il ne pourrait jamais produire la même interprétation universelle d’une oeuvre. Pourquoi?Car les même signaux seront confrontés à des expériences vécues et des souvenirs totalement différents d’un receveur. Et que la convention subtile formelle établie aurait aussi besoin d’une proximité temporelle, culturelle, sensorielle et contextuelle avec chaque individu -regardeur.
Je ne vais pas aimer la même musique que ma voisine qui vient d’un autre univers culturel. Ce sera sans doute également le cas pour la peinture. Mais, certaines oeuvres entrent évidemment plus en résonance avec les préoccupations rependues de son époque. D’autres seront perçues que par une petite partie des receveurs sensibles à tel ou tel signal, marqueur perçu de la problématique ou souffrance commune.
Par exemple, pendant les périodes d’oppression, l’art est un élément qui permet de supporter la réalité. Il retrouve ici son rôle nietzschéen. Il devient d’ailleurs souvent très inventif. Il est intéressant d’observer à quel point nous étions nombreux dans les années 70 sensibles à un certain type de production artistique sous le régime communiste. Nous savions presque intuitivement ce qui rendait une oeuvre ‘divergente’ de la doctrine. Pourtant, pour un oeil non exercé et l’oeuvre sortie de son contexte, le message ‘sous-jacent’ serait difficile à percevoir. L’artiste utilisait les analogies, inversions, allusions voilées, humour, détournement pour exprimer l’écœurement et l’absurdité de nos vies. Ceci était parfaitement perçu dans ce non-dit évident. Si nous partagions la même souffrance, comme les mêmes blagues, nous étions ‘en résonance » avec certain ‘modèle’ d’expression qui s’inscrivait ‘en creux’ du courant formel doctrinal.
La peinture non figurative ou abstraite n’est ni « morte », ni un mode d’expression périmé dans le monde actuel.
Sans doute le fonctionnement des signaux visuels ou sonores reste en grande partie à découvrir. Il doit être infiniment complexe s’il doit prendre en compte le receveur. Nous sommes loin d’une possibilité d’élaborer une ‘recette’ pour fabriquer une chef-d-oeuvre universelle.
Nous pouvons parfois ‘tomber’ juste dans l’air du temps et résonner avec plus de personnes autour des perception et pensées qui s’expriment de manière picturale. Cela arrive parfois mystérieusement. Pour les grands artistes qui furent souvent aussi des personnalité singulière, la résonance peut traverser des siècles.
Mais, si nous recherchons avec insistance une « recette » universelle pour faire passer notre ‘concept’, nous devenons des ‘publicitaires’. Ce que nous allons rechercher, c’est surtout plaire comme les hommes politiques et des commerçants au plus grand nombre. Ceci n’est pas le même métier, ni l même fonction dans la société. C’est pourquoi, j’associe le mot artiste et les mot honnêteté et liberté comme indissociables.
Conclusion :
- Les théories formelles sur les ‘grammaires’ visuelles et même les écrits ‘scientifiques’ sur la couleur de la fin du 19ème et du 20ème siècles sont sans doute fausses.
- Les tentatives de limiter la peinture à un simple assemblage formel de lignes et de surfaces en s’interdisant tout recours au signifié est réducteur. C’est une impasse.
- Le formalisme est surtout un moyen de se priver d’une grande richesse d’expression. Et de la possibilité de transmettre, de faire ressentir, de faire vibrer un « regardeur » de l’œuvre. Les formalistes se privent littéralement de la possibilité de communiquer les émotions et pensées fortes en réduisant le spectre des stimuli. Ils sont ce qu’il est un panneau de signalisation à la littérature.
- A l’extrême du formalisme, nous trouvons une vision tout aussi tronquée, une vision absolutiste qui interprète chaque triangle comme le signe spirituel transcendantal. Nous sommes ici proche d’un manuel illustré de l’ésotérisme.
Les humains doivent-ils toujours passer par les errements extrêmes, une sorte de radicalité dogmatique avant de trouver le chemin du labyrinthe?
Crédit photos :
Photo de Hello I’m Nik , Dani Marroquin, Yannis Papanastasopoulos, Steve Johnson, Jason Rosewell , Maybritt Devriese, Saad Sharif, Martino Pietropoli, André Mouton, David Ballew sur le site Unsplash.
Référence bibliographique :
- Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne
- Georges Roque est l’auteur du livre « Qu’est-ce que l’art abstrait ?
- Rubrique art et peinture sur www.fixeur.org .
- L’art de Platon à Deleuze, Morana, Oudin