Dans le dernier article, j’ai abordé le lien entre l’art abstrait et le langage. Si vous voulez-vous en apprendre plus sur la définition de l’art abstrait dans son contexte historique, il est intéressant de se référer à certains livres. Cet article est une petite synthèse des ouvrages qu’il me semblent utiles. Avec un angle également sémiologique.

Les nombreuses définitions de l’art abstrait

Georges Roque est l’auteur du livre « Qu’est-ce que l’art abstrait ? Il ne présente pas réellement sa propre définition de l’art abstrait, mais récence toutes les définitions existantes.

Bien mieux, il les situe dans le contexte historique et personnel de chaque artiste, critique ou historien. Ceci lui permet de pointer souvent les raisons opportunistes ou des postures qui se cachent derrière une terminologie. Les textes étudiés sont en majorité écrits par des artistes. Car, les artistes en écrivant sur l’art abstrait, cherchaient à comprendre comment ils contribuaient au bouleversement de la pratique. Evidemment, les différents mouvements se perdaient souvent dans des querelles tortueuses.

Roque compare aussi l’approche française et allemande de l’art abstrait. Dans les deux cultures la compréhension de la terminologie » de l’abstraction » est très différente. Tantôt très critique, tantôt nourrie par les grands philosophes allemands.

galerie avec tableau de l'art abstrait

Comment situer la majorité des écoles ‘historiques’ de l’art abstrait.

L’auteur commence avec l’approche esthétique ou formaliste. Il montre bien le passage par l’épuration extrême jusqu’à l’impasse d’après guerre. La recherche de « l’essence spiritualiste ou absolutiste » de certains artistes est également documentée.

Le livre fait référence à des écrits fondateurs de Kandinsky, de Mondrian, de Didi-Huberman, de Matisse, de Picabia, de Weiss, d’Arp, de Kojève, de Van Duisburg, de Kupka, de Lissitzky, de Malevitch et de Diehl. Il développe autour des textes de Cassou, de Chassey, de Shapiro, d’Abadie, de Delaunay, de Reinhart, de Morris, de Motherwell, de Rothko, de Pollock, de De Kooning ou encore de Newman.

Un chapitre complet analyse les liens entre la linguistique, la sémiologie et l’art moderne.

Roque s’appuie ici sur les textes des auteurs aussi variés que: J. Gage, S. Bann, U. Eco, Lévi-Strauss, N. Godman, R. Jakobson, M. Maeterlinck, Bourgoin, Mathieu et Rainer Rochlitz. En outre, l’ouvrage fait partie d’un projet collectif sur les arts et le langage du CNRS, consacré à l’abstraction dans l’art du XXème siècle.

C’est donc un livre référence pour rechercher les auteurs ayant écrit sur l’art abstrait.

tableau art abstrait
L’approche de l’auteur est avant tout sémiologique.

Ceci ne gâche rien à l’analyse. L’auteur considère que le peintre, pour qualifier des opérations de transposition et de transformation des éléments de départ, utilise des signaux ou signes picturaux.

L’artiste serait donc de facto à la recherche d’un langage plastique retenant à la fois le monde sensoriel comme son émotion de départ et/ou le monde spirituel comme révélation finale. (Déf. De Manessier).


Un apport fondamental pour l’art abstrait est de comprendre que c’est une forme de langage composé de signes. Cela est d’ailleurs valable pour l’art figuratif comme pour l’art abstrait. Les deux sont constitués des signes conventionnels. Mais, la pensée plastique se manifeste dans l’art abstrait comme un élément premier. Je dirais que si le signifié prime sur le référent, le concept prime sur le réel.  

signe sémiologique

Afin qu’un signe pictural devient un langage, il faut qu’il s’intègre à une logique.

Dans l’art figuratif, l’artiste recompose le référent où le métamorphose avec un filtre de sa perceptions et ses sentiments . Le système pictural reste lisible, parfois on peut dire « au premier degré ». Ce qui rend la peinture figurative souvent plus accessible au public.

Voir l’article du blog sur les notions de référent, signifié et signifiant.

Dans l’art abstrait, afin qu’un signe pictural se dote d’un sens, il faut qu’il s’intègre à une logique perçue.

En art figuratif, le signe correspond logiquement à la représentation du monde extérieur. En art abstrait, cette évidence est rompue. Mais, elle ne peut pas être simplement remplacée par un ‘répertoire’ formel.
De nombreux mouvements ‘formalistes’ ont ainsi fait fausse route. Un mouvement comme L’Ecole de Paris commença à fabriquer ‘un répertoire de formes’, avec des formules de syntaxe visuel. Le seul résultat fut de définir un nouveau langage très académique de l’art abstrait.

Nous étions dans ce contexte surtout dans les années cinquante à soixante-dix du dernier siècle. L’abstraction géométrique, l’art conceptuel, gestuel et minimaliste avaient le vent en poupe. Mais déjà, la publication de Charles Estienne en 1950, « L’art abstrait est-il un académisme », pointe la sclérose de l’abstraction géométrique.

Mathieu parle d’une approche cyclique dans l’art. Il définit aussi l’art comme ‘un dépassement des signes ».

A ce titre, il considère que l’art abstrait n’est pas une sorte de tabula rasa. Inversement, ce serait une lente évolution autour des idées d’abstraction, incluant la constitution progressive de véritables ‘grammaires visuelles’ (couleurs, lignes) qui évoluent sans cesse. Elles passent de manière cyclique par l’étape de conformisme et l’académisme puis de rupture.

Ainsi, par exemple nous sommes passés par les positions extrêmes des formalistes des années 1920 qui négligeaient le sens pour finir avec un formalisme académique après la guerre.
Clement Greenberg déclare ainsi encore en 1986 :

« Les qualités purement plastiques ou abstraites de l’œuvre d’art sont les seuls qui comptent » .

Cette idée d’autonomie de moyens plastiques qui ne valent que pour eux-mêmes et qui sont une fin en soi fait à mon sens un tort considérable à l’art abstrait.
C’était aussi un mythe révolutionnaire et matérialiste de la libération de la matière de la tutelle du sens.

Comme dit G. Roque : « on a jeté le bébé sémantique avec l’eau du bain iconique. »

On confondait ad’ailleurs allègrement le sujet et l’image et le sujet et l’objet. Le sujet d’une toile de Cézanne n’est pas l’objet ( par exemple la pomme qu’il peint).

Cette confusion est allée loin dans les années soixante-dix. On a même forgé une théorie où les peintres avaient une « pratique picturale et chromatique considérée comme révolutionnaire ». Mais, leurs explications et textes étaient décriés comme des ‘idéologies réactionnaires’. La moindre justification subjective de leur œuvre était refusée en bloc. La quête de sens pour un formaliste pure et dur fut en ce moment interdite.

Ceci rendit incompréhensible et même discrédita l’art abstrait.

A l’autre extrême, nous allons trouver les absolutistes.

Ce sont des théoriciens à la recherche d’un sens et d’un signifié transcendantal, « profond », le plus répandu étant le « spirituel ». Ils trouve le sens comme injecté ‘du haut’ dans la peinture dans le moindre petit triangle bleu.

On ne compte plus le nombre d’interprétations critiques des oeuvres, obnubilées par les symboles occultes, occultés, spiritualistes, théosophiques, psychanalytiques et mystiques.

galerie avec visiteur et tableau

A l’opposé du formalisme, l’absolutisme met l’accent que sur le signifié en oubliant le signe et le signifiant. Le corps est disqualifié au profit de l’âme. Le matériel est oublié au profit du spirituel. Le tableau est une sorte de carcasse qui freinerait presque l’artiste en quête de l’universel et de l’absolu. Le sens lui serait imposé, dicté miraculeusement ‘du haut’ pour lui ‘insuffler’ une inspiration quasi mystique.

Le drame de tous les purificateurs.

Les uns purifient la forme pour s’approcher de » l’essence de moyens. » Les seconds purifient la forme pour s’en débarrasser et pour la dématérialiser afin arriver à « l’essence des idées ». Le premier au moins garde le tableau et les moyens picturaux comme la couleur et la forme. Le second n’a même plus besoin de châssis, une prière aurait suffi.

Ce que recherche pourtant les artistes est d’échapper au décoratif d’une part et à l’absence du sujet d’autre part. Les artistes abstraits avaient généralement même la volonté de donner une dimension sémantique à leurs œuvres. Parfois même comme Kandinsky, ils cherchaient à constituer une grammaire plastique et des signes plastiques propres.

Mais, pour la plupart, la dimension du sens est immanente et non transcendante. Cela signifie que le sens est engendrée par l’œuvres lui-même et pas du tout imposée « d’en haut ».
Même chez Kandinsky le spirituel ne signifie pas « spiritualiste »!

L’exposition de la Fondation Beyeler
Période de la revendication « du retour à l’objet ».

Ce qui est absurde, c’est que dans les années 70-80, l’art abstrait est devenu pour certains artistes une obligation formelle et pas une libération.

Il s’en suit la revendication de ‘retour à l’image’ et l’envie de ‘réintroduire l’objet’. L’art abstrait est critiqué par le mouvement Pop art et le marché d’art célèbre l’arrivée du Nouveau réalisme.

Aujourd’hui, il semble admis que l’opposition entre figuration et non-figuration n’est pas souvent pertinente.

Ce qu’on obtient par abstraction du figuratif, par un processus de l’isolement d’un élément hors contexte, simplifiant, devient généralement non-objectif.

Une oeuvre non-objective nous pousse à réfléchir à la nature de la réalité. Nous pouvons aussi percevoir le degré de » résolution » et de distance adoptées par l’artiste. Un peu comme en mathématique fractale. Voilà ‘une réalité’, mais sous un angle ou à une distance inhabituelle. Comme une vue aérienne de Google maps qui ressemble curieusement à un tableau abstrait.

image fractale
Le référent pictural occidental et oriental

Il faut aussi sortir de la vision purement occidentale de la communication plastique. Il est par exemple intéressant de se référer aux ouvrages de François Cheng qui analyse le langage pictural chinois. Le chinois est basée sur les idéogrammes. L’art pictural dérive directement de la calligraphie. Le sens qu’on peut donner à l’expression picturale dérive aussi de la vision cosmologique du monde des chinois.

Par conséquence, il s’agit d’une toute autre manière de percevoir. Y compris de lire la ligne et la couleur. La pensée esthétique chinoise est à la fois sémiotique et centrée autour des notions essentielles du plein et du vide.

C’est aussi une peinture vue comme une pensée en action. Mais attention, nous sommes loin de l’idée de l’action painting des années 50 en occident.
Voilà un tout autre référentiel pictural et de sens, basé sur une compréhension cosmologique du monde.

Mais là encore,il est impossible d’adopter la convention picturale chinoise, sortie de son contexte en ‘copiant’ les signes. Sans comprendre la culture, la façon de percevoir l’univers, la manière de le penser. Fabienne Verdier a mis des années avant de pouvoir s’approprier cet élan créateur au prix d’un effort considérable. Et il n’est pas certain que son art raisonne avec facilité avec un publique occidental, en dehors d’une adhésion purement esthétique et superficielle de son oeuvre ou auprès d’une cible très pointue.

Crédit photos :

Photo de Hello I’m Nik , Dani Marroquin, Yannis Papanastasopoulos,  Steve Johnson, Jason Rosewell , Maybritt Devriese, Saad Sharif, Martino Pietropoli, André Mouton, David Ballew sur le site Unsplash.

Référence bibliographique :
  • Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne
  • Georges Roque est l’auteur du livre « Qu’est-ce que l’art abstrait ?

La rubrique art et peinture sur www.fixeur.org .
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