Ce matin, je lis un interview de N’Fanteh Minteh, qui dit : « me reconnaître en tant que transclasse a été une révélation. »
Son témoignage est un exemple de l’ascenseur social, dont le fonctionnement discontinu et irrégulier m’a toujours étonné. C’est particulièrement étonnant en France où l’éducation est gratuite. J’ai participé d’ailleurs un certain temps au Club du 21ème siècle qui recherche les solutions de différentes manières.
Je ne crois pas qu’il s’agisse uniquement d’une notion qui relève de difficulté de changer de « classe », mais d’une notion qui est bien plus vaste. Emmanuel Fabre, DG du groupe Danone, issu d’un milieu aisé, parle de ce phénomène lorsqu’il compare sa vie et celle de son frère atteint de schizophrénie.
Il s’agit de tout ce qui représente une inégalité « de naissance ». Ce que nous ne pouvons ni changer, ni influencer en ouvrant les yeux sur notre entourage dès la naissance . Et dont il est difficile à s’extraire.
Les freins à l’envie de rompre
Une toute première condition est d’ailleurs dans l’envie ou force pour rompre avec ce qui nous formate dès l’enfance.
Un exemple :
Mes parents se méfiaient des « intellectuels » et valorisaient le savoir-faire manuel. Ils ne m’ont effectivement jamais empêché d’étudier sept langues étrangères, ni de lire quotidiennement dès mon enfance, ni de passer les concours pour faire mes études. Mais, inconsciemment, j’accumulais les preuves de mon habileté manuelle. Comme des trophées et excuses, je les déposais régulièrement à leurs pieds. Tantôt en bricolant, tantôt en tricotant ou en reprisant des chaussettes. J’ai fait toujours attention à ne pas trop étaler mes connaissances devant eux.
En tant qu’exilée, une fois arrivée en France et malgré mes études supérieures, sans argent et sans réseau, j’ai vécu au fond la même expérience une seconde fois. De quelle expérience s’agit-il?
Trouver son groupe de référence
Il s’agit d’abord de trouver le groupe de référence avec lequel chacun partage un maximum de valeurs et de comportements.
Pour l’exil, on parle souvent de ‘déracinement’. Or, il ne s’agit pas uniquement de changement de pays et de culture. Il s’agit d’un sentiment de « flottement » qu’on éprouve à l’arrivée dans un autre monde où nos points de repères habituels fonctionnent comme dans un brouillard.
Chaque personne a besoin pour se sentir en sécurité d’un encrage dans un groupe de référence. Prendre ascenseur social (dans les deux sens d’ailleurs), comme de changer de pays, implique de changer de groupe de référence. Il faut produire un effort personnel de ‘reformatage’ de repères.
Pour certains, ceci est encore plus difficile que pour d’autres. Née dans un milieu populaire, dans une minorité décriée ou dans le monde rural, il y a forte chance d’y rester. On peut d’ailleurs vivre très heureux ainsi. Le problème survient, lorsqu’on ne partage pas les valeurs, ambitions, comportements, désirs avec son groupe de référence naturel. Lorsqu’on vise une autre étoile.
Le système éducatif français bien que gratuit, ne suffit pas visiblement pour donner les mêmes chances à tous. Il suffit d’observer les catégories socio-professionnelles des parents des élèves des écoles « d’élite », majoritairement issues de quelques classes préparatoires, dans quelques villes dont surtout Paris…
Une vision juste, mais réductrice de l’ascenseur social
La panne de l’ascenseur social est expliquée souvent comme un souci lié au conditions économiques ou au lieu d’habitation. C’est une vision à la fois juste mais aussi réductrice.
La cause de ce relatif immobilisme social n’est pas exclusivement un manque d’infrastructure locale ou de moyens économiques d’une population.
En France, nous bénéficions d’un enseignement publique gratuit en abondance. Il est étonnant de constater alors les mêmes freins à l’ascension sociale que dans les pays ou la famille doit consacrer des sommes colossales à l’éducation des enfants et les étudiants s’y endettent à vie.
Il y a donc bien d’autres phénomènes qui entrent en jeu.
La notion d’arrachement social , une déchirure douloureuse pour certains
De nombreux sociologues et/ou philosophes et/ou intellectuels français de la fin du XXème siècle, donc nos contemporains, je pense à Didier Eribon et Pierre Bourdieu, Annie Ernaux, Nizan, … ont écrit sur les transfuges de classe ou ‘déterminisme de classe’. Leur regard est encore empreint d’une vision ‘de classe’ marxisante et matérialiste. Mais, il est à prendre en compte.
Selon leurs analyses, celui, qui décide de s’en sortir va subir une véritable déchirure lors de cette ascension sociale, semée d’embûches. Car tout depuis sa naissance le poussera à perpétuer la vie de son entourage d’origine. Ces auteurs parlaient du déterminisme social.
Sortir de son univers social, c’est au prix d’un effort colossal, d’un travail sur soi colossal, souvent en solitude . En rompant avec son univers familial, chacun constate qu’il ne franchit en réalité qu’une petite distance de ce qui l’avait construit en tant qu’enfant et adolescent. Ces auteurs parlaient tous en connaissance de cause, car ils étaient aussi eux-mêmes des « transfuges de classe ».
Nées dans les familles très pauvres, rurales ou prolétaires des années 50, ils témoignaient de la traversée
épuisante des mondes sociaux qui se fait pas à pas. Sachant qu’on peut trébucher à chaque pas.
Didier Eribon écrit très bien et avec une grande lucidité ce combat dans son livre ‘Le retour à Reims’:
« Il me fallut donc batailler « et d’abord contre moi-même » pour m’accorder des facultés et me créer des droits qui, pour d’autres, sont donnés d’avance. Je dus progresser à tâtons sur les chemins qui s’apparentent, pour quelques privilégiés, à un parcours fléché. «
‘Le retour à Reims’: didier EriBON
Le livre d’Eribon « Retour à Reims », est son second ‘coming-out’ . Le premier a été son homosexualité. Le second, son aveu d’origine sociale, a été bien plus difficile à faire. Ce passé qu’il a rejeté pour s’en sortir et dont il avoue, avec une extrême honnêteté, d’en avoir eu honte.
La famille de Didier Eribon, d’origine prolétaire, votait d’abord communiste, puis progressivement se tournait vers l’extrême droite et vote désormais massivement pour FN. Didier décrit son environnement ainsi : « On ne lisait pas, on parlait mal, on buvait, on frappait les femmes et on insultait les arabes et les « pédés ». On sortait du système scolaire au plus vite…pour des boulots qui permettait tout juste de s’en sortir. »
Il en avait honte, il en est sorti, mais avec une réelle difficulté à se construire une identité propre .
Il conclut ainsi:
« Notre passé est notre présent…..tout simplement parce que c’est le monde dans lequel on a été socialisé et qu’il reste dans une très large mesure présent en nous…autour de nous …On se ‘reformule’ et on se recrée mais on ne se formule pas, on ne se crée pas. »
Tenir compte des déterminismes ne revient pas à affirmer que rien ne peut changer, mais on ne peut pas juste brandir les notions comme ‘ta capacité à agir’ ou ‘ta volonté de changement’.
L’émancipation absolue n’existe pas…on se déplace quelque peu, on accomplit un geste un écart, un pas de côté.
Dans les termes de Foucault : il ne faut pas rêver d’un impossible ‘affranchissement ».
Le poids du regard des autres et la liberté sociale
Le sujet de la honte dont parle Eribon et plus encore le dénigrement de l’entourage sont souvent peu évoqués lorsqu’on aborde le sujet de l’ascenseur social.
Les enfants ont pourtant parfois ‘honte’ de leur parents, survalorisent les avis des copains de classe et des autres modèles du jour. Pour ne pas être différents, les ados font des choix insensés.
J’ai vécu moi-même à l’âge de 13 ans une véritable tentative d’auto- sabordage pour cesser d’être la première de la classe, harcelée par les filles d’une bande d’ados qui avaient d’autres centres d’intérêts que moi. Si mes parents ne m’auraient pas ordonné à me défendre et à garder ma voie, j’aurais volontairement sabordé mes résultats scolaires pour gagner en popularité locale et pour ‘être comme les autres’. Le regard des pairs compte particulièrement à l’adolescence. Les parents doivent être particulièrement vigilants sur ce point. Particulièrement, si leur enfant sort de la ‘norme’ de l’environnement de sa scolarité.
Eribon m’a fait découvrir cette phrase de Sartre et qui est à mon avis d’une grande justesse :
« L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous ».
D’une certaine façon, je crois que le terme le plus juste n’est pas toujours « l’ascenseur social « mais la « liberté sociale ». Car, il s’agit de la capacité à s’extraire du formatage initial pour se construire en tant qu’individu adulte, le plus librement possible.
La liberté sociale et l’ascenseur social sont néanmoins souvent liés
Le terme l’ascenseur social ne signifie pas qu’une personne qui opte pour un métier manuel serait systématiquement moins bien ou moins heureuse qu’un avocat.
Le fils d’un avocat peut avoir tout aussi du mal à s’extraire’ de son formatage initial pour devenir par exemple pâtissier. On peut trouver cela choquant, mais je connais nombreuses personnes de milieux aisés qui se sentaient ‘obligés’ de faire telle ou telle école pour plaire aux parents et pour ne pas perdre la face.
Ils ne sont pas pourtant heureux . Parfois, ils culpabilisent, car ils subodorent que leur niveau de vie, en théorie, devrait les rendre heureux. Or, ils ne le sont pas. Ils n’ont pas réussi à s’extraire’ du formatage sociale et à se construire librement.
Mais, dans la majorité de cas, il est toutefois évident que la notion de l’ascenseur social restera un concept abstrait pour un grand nombre de personnes nées ‘ dans la bonne famille’.
Aussi, plus il y aura de gouvernants, qui cesserons de s’entourer exclusivement de clones issus du même milieu social, mieux on se portera. C’est sans doute là, que la République a largement des progrès à faire.
Réparer l‘injustices ‘ de naissance nécessite une contribution collective
En effet, personne ne peut influencer son lieu de naissance et ses gênes. Naître à Paris ou dans un coin perdu, dans une famille cultivée ou inculte, handicapé ou sain, femme ou hommes, hétérosexuel ou homosexuel, en super bonne santé ou schizophrène…toutes ces conditions qu’on reçoit à la naissance ne nous rendent pas égaux.
On peut clamer l’égalité devant la loi ou propager des paroles bien pensantes sur l’égalité « de principe », la dure réalité est une inégalité de naissance et ceci est vrai dès notre premier jour de la vie.
Si les hommes qui dirigent les pays développés, ceux qui dominent le monde politique, économique et médiatique sont majoritairement issus du milieu privilégié, il est clair qu’il leur manque un pan entier d’expérience humaine : la douloureuse déchirure sociale. Il est donc facile d’associer la cause à un manque de volonté ou d’ambition.
Sur quoi nous pouvons alors agir ?
Notre vie dépendra beaucoup des caractéristiques de la société où on pourra construire notre vie d’adulte. Elle sera influencée par le niveau d’évolution démocratique et de la ‘correction’ qui pourra être apportée à l’injustice de naissance par un système de solidarité et de mutualisation des coûts. Ceci pour rappeler que en France, nous en sommes pas les moins bien lotis de la planète.
Quelle société est celle qui redonne la chance à celui qui est ‘mal née’ ?
Sortir de son déterminisme social est donc évidemment d’abord un travail « sur soi ».
Ce travail prend des formes multiples : s’arracher à maladie, à sa condition sociale indésirable, un environnement culturelle pauvre, à un système politique barbare, à un pays en guerre…
Mais une société saine peut améliorer la ‘liberté sociale’ par certaines mesures fondamentales.
Abordant le sujet de justice sociale, je ne parle pas ici ni des allocations, ni des aides sociales, ni des avantages ponctuels et sectoriels.
Les enjeux majeurs de ‘correction’ de l’ injustice de naissance que l’Etat doit prendre en charge et la collectivité financer en mutualisant le coût, sont :
- Le système d’éducation aux métiers/compétences/savoir pour être porteur d’une valeur d’employabilité (et qui évolue au rythme de la société) ;
- Un système de santé universel qui parce qu’il est désormais de plus en plus mal géré, risque de devenir injuste.
Aussi bien l’école que la santé, faute d’une véritable réforme puissante et d’une gestion sensée, deviendra une nouvelle source d’inégalité.
On y était pourtant presque en France… En santé comme dans l’enseignement, nous sommes en train de jeter le bébé avec l’eau du bain. Je dirais même on jette surtout le bébé et on garde l’eau sale dans le baquet…
Le troisième point concerne la possibilité de se déplacer, donc les infrastructures de transport abordables et pour les jeunes, de se loger autour des campus et écoles. Sur ce dernier point, nous n’y sommes pas du tout.
Et finalement, il s’agit de l’aide au développement des réseaux de parrains. Plusieurs initiatives privées et associatives existent autour du sujet de mise en relation et de constitution du réseau ( en dehors de Linkedin !).
Pied à l’étrier grâce aux études supérieures gratuites
Si j’ai pu reconstruire ma vie en France à l’âge de vingt ans, après mon exil, c’est grâce à la possibilité de terminer mes études à l’université gratuitement. Dans une moindre mesure, grâce au système de santé qui m’a permis de me soigner pendant des années où mes moyens économiques étaient trop faibles.
Ce qui m’a réellement sauvé fut le système éducatif universitaire gratuit. Malgré le fait que mon diplôme n’était pas un sésame pour mes premiers emplois, il a été tout de même une bonne base de départ.
Le manque de réseau était une autre faiblesse, relativement difficile à surmonter. Il fallait décupler l’énergie et frapper sur toutes les portes.
Mais, sans mon diplôme supérieur, je n’aurais pas pu réaliser la carrière que j’ai eu, ni avoir le niveau de vie, dont j’ai pu bénéficier.
Dommage que l’université française est si pauvre, avec souvent des moyens d’un autre siècle ou mal gérés. Elle est surtout incapable de s’intéresser à l’employabilité des étudiants pour changer radicalement le contenu des cursus proposés et tisser mieux les liens avec les entreprises. Dans les grandes villes riches et chères comme Paris, la situation des étudiants pauvres est insupportable. Si la mairie s’occupaient moins des trottinettes et un peu plus des foyers d’étudiants, ce serait une bonne chose…
La notion du bien commun : la société de tous les possibles
La vision de l’économiste, prix Nobel 2014, Jean Tirole qui développe dans son livre « Economie du bien commun» est intéressante.
A minima, Tirole pose la base d’une vraie réflexion sur la notion du bien commun.
Il ne s’agit pas de raisonner sous forme d’utopie sociale, propager des rêves d’égalité collectiviste où on dissout la liberté et les aspirations individuelles.
A partir d’un postulat simple, on peut décrire assez facilement comment on conçoit une société évoluée avec une justice sociale équilibrée et productrice du bien collective. Une société qui corrige l’inégalité que j’appelle « de naissance » le mieux qu’elle puisse et qui n’est pas générateur de la destruction économique du pays.
Tirole dit : Partons de l’idée que vous devez répondre à la question suivante : « dans quel type de société je voudrais vivre ? Mais avant de répondre de se projeter au moment de la naissance».
Autrement dit, pour ôter tout filtre de votre milieu social et économique actuel, vous vous projetez avant votre naissance au moment de tous les possibles :
– vous pouvez naître à Paris ou en Lozère ou à Alger, dans une famille bourgeoise ouvrière, homme ou femme, avec maladie ou en bonne santé, homo, hétéro, blanc, noir, juif ou musulman ou chrétien…Tout est possible. Car notre société se compose de tous ces possibles…
Et là seulement vous répondez point par point sur la société où vous voudriez vivre, si vous étiez…un autre bébé à l’origine.