J’ai mieux compris mes émotions à la sortie des deux expositions d’art grâce à la lecture de l’essai sur La vision Dionysiaque du monde de F. Nietzsche.

A chaque sortie de l’exposition, j’ausculte « meine Stimmung’.

Meine Stimmung, c’est ce qu’on peut traduire joliment de l’allemand par «la tonalité d’âme’. En tout cas, si on se réfère à ‘Stimme’, la voix, le timbre.

Parfois, la jalousie, le cafard et l’énervement côtoient dans mon âme sombre une tonalité de sérénité, de l’émerveillement et de la curiosité. Parfois j’ai envie d’abandonner la peinture ou inversement de me lancer dans une nouvelle direction.

Il s’agirait donc « des ressentis mêlés par suite d’un jeu d’impressions esthétiques visuelles ». Je conçois ainsi ce que Nietzsche appelle Empfindung, ‘le sentiment dévoilé en nous’ par le jeu d’impression.

Je tâche donc sincèrement ausculter mon sentiment et, si possible, de le démystifier. Voilà le travail à faire sur soi, si on va voir une exposition avec un désir de découverte, de recherche de plaisir et d’émotions. Mais, également, si on refuse de répéter comme un perroquet, ce que disent les autres visiteurs.

Nous fabriquons un concept en croyant identifier la volonté de l’artiste

Lorsqu’on parle d’un sentiment dévoilé par nos impressions, il faudra bien insister sur le mot ‘impression’. Surtout, pour faire face ensuite à une avalanche de commentaires des autres visiteurs des expositions à la mode.

Car, lorsque je retourne à mes cours et à mes ateliers de peinture, je suis nécessairement confrontée à un catalogue d’émerveillements, de « j’aime, je déteste » et à une liste d’autres ‘vérités subjectives’.
Qui ne sont pas assurément des vérités, mais des expressions plus ou moins élaborées d’impressions individuelles. Et d’ailleurs, pas toujours sincères ou au moins consciemment ressenties.

hartung paris 2019

Les avis de ceux qui ont lu le catalogue d’exposition sont souvent péremptoires et sans concession. J’ai compris désormais, qu’il n’est pas correct de dire un seul mot désagréable sur Hartung en 2019, comme cela était incorrecte de poser un regard perplexe sur l’oeuvre de Basquiat en 2018. Curieusement, il est plus facile de dire un peu de mal de Bacon. Longtemps, l’artiste le plus côté du 20 ème siècle, est peut-être ainsi un peu « puni » pour sa vie personnelle dissolue.

Ce qui fait parfois la différence entre un avis d’un véritable amateur d’art averti, d’un snob ou d’un profane qui se croit « obligé d’aller voir Hartung », c’est la façon de chacun fabriquer son propre ‘ concept’ de manière sincère ou en le copiant.

Hartung

Contempler la trame secrète de volonté

La question de fond est en réalité dans notre capacité à contempler ce que Nietzsche nomme ‘la trame secrète de la volonté’ de l’artiste. En résumant rapidement, il parle en effet de : «  L’essence de la chose, symbolisée par une représentation, issue d’un geste et muée par la volonté de l’artiste. »

Le visiteur perçoit un symbole (ou pas) et peut ensuite le ‘concentrer’ dans un concept. C’est-à-dire, le concept qui est ce que nous désignons, distinguons et donc ‘concevons’ pour mieux le conserver dans notre tête. Le spectateur a donc l’impression d’avoir distingué un symbole, il le désigne ensuite et le « conçoit ainsi comme son impression ».

De là à d’avoir raison, de déterminer un concept qui tient la route, c’est plus compliqué. Cela signifie par exemple de passer un peu de temps à comprendre l’artiste. D’avoir un petit bagage culturel, d’écouter, de lire et réfléchir sur le sujet de l’art et sans doute remettre en cause fréquemment sa propre mystification.

La connaissance de l’art, est-elle utile?

Un peu comme pour le vin, un œnologue n’aura pas le même nez que moi. Je peux aimer un vin, mais souvent un peu sans savoir pourquoi et sans être capable d’en déterminer les différentes saveurs. Ou même de les distinguer.

Le goût comme l’œil s’éduquent. A moins, qu’on tombe dans la volonté révolutionnaire de produire l’art pour tous. Le visiteur-sujet tomberait ainsi d’admiration devant les représentations de tracteurs et de moissonneuse batteuse de l’art soviétique. En niant l’éducation, la culture au nom de l’égalité de l’ignorance. Cela finit généralement par un vin qui est proche du vinaigre, mais offert en grande quantité. Non seulement on est ivre, mais en plus malade.

détail

Mais une connaissance sans un minimum de sincérité ne va pas loin non plus.

à l’exposition 2019 Bacon

Remettre en doute sa propre mystification, résister à la persuasion déclamée

Bacon comme Hartung ont été à de très bons vendeurs et marketeurs pour ne pas être aussi de très bons mystificateurs. Cela ne fait pas d’eux de mauvais artistes. Ils sont évidemment tous les deux de grands artistes et bonhommes.

Mais, cela complique un peu la compréhension de cette ‘essence’ dévoilée en deux dimensions.

« Oh, mais quelle puissance, oh quel génie, oh quelle perversion », pourquoi toutes ces exclamations de convenance me gâchent le plaisir après les expositions?

Les deux artistes déploient en effet une grande énergie gestuelle. Les deux ajoutent de la dynamique et de l’harmonie et de la rythmique comme en musique. Or, en musique comme pour un texte déclamé, l’œuvre ainsi présentée agit avec plus de puissance et de persuasion. Oui, cet art semble puissant, car il est aussi très persuasif.

Bacon, Paris 2019
Persuasion ou force ?

Une force répétée devient une persuasion et se termine en bourrage de cran. Ce dont je me méfie tout naturellement.
A la sortie de l’exposition, j’écoute donc « meine Stimmung ». Je retrouve parfois l’humain-artiste dans sa fourberie, sa recherche de facilité, sa méticulosité et sa perversité ou inversement dans sa quête impossible de vérité, dans son honnêteté intellectuelle et dans sa volonté de faire face à ses angoisses existentielles. Mais, par-dessus tout, j’espère que l’artiste est un éternel insatisfait qui continue à chercher et qui refuse la moindre litanie de ‘trucs » qui marchent en radotant.

Après chaque exposition, j’ai donc « meine Stimmung ». Pas toujours clair, mais souvent multicolore.
Après l’écoute des palabres sur le sujet dans mes ateliers de peinture, j’ai souvent mon cœur brisé dans une vision bicolore.
Du coup, je suis incapable de partager avec les autres autour de ce besoin de « PRO-CON » binaire ou trop enthousiaste.

Je relis donc l’essai de Nietzsche sur l’art et les Grecs. Tout me semble plus clair sur le jeu imaginaire avec la réalité qui est le travail de tout l’artiste.

Hartung tableau paris 2019
Hartung, Paris 2019
Ma rébellion personnelle est logique.

Je refuse de courber l’échine devant une vision exclusivement dionysiaque de l’art moderne où tout est dans le débordement et le dépassement de limites. Je refuse pourtant autant la mystification apollonienne sublimant le monde pour le déguiser. Le chemin au milieu de ce combat éternel est franchement introuvable.

Et une question me taraude : « pourquoi le besoin d’apparence artistique resurgit avec une telle puissance chez nos contemporains. » Ce sera pour mon prochain post :
https://fixeur.org/etes_vous-apolloniens-ou-dionysiaques/

A lire aussi :
https://fixeur.org/peut-on-comprendre-lart-abstrait-comme-une-langue/


Bacon, Paris 2019

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