Comme je ne connais rien au foot et je n’ai donc rien à dire sur le sujet, mon questionnement hebdomadaire s’oriente vers les thèmes qui me parlent plus. Par exemple, que devient l’art moderne dans ce monde fou ?

L’art (sans doute comme le sport) est le reflet de la société. C’est un miroir intéressant à regarder.

C’est aussi l’expression des humains à sensibilité fine où exacerbée.

Il me semblait donc utile, de se poser la question de savoir à quel point l’art moderne reflète (ou anticipe ?) les nouvelles tendances du monde, économiques, géopolitiques, sociales.

L’avènement d’une économie de la connaissance, qui est aussi une économie du numérique, bouleverse nos vies. Sans doute bien plus que les précédentes révolutions industrielles. Fréquemment les experts identifient cinq domaines, intrinsèquement liés au numérique, dont l’évolution en cours risque de changer notre monde : connaissance, éducation, santé, production et État (exemple Gilles Babinet L’Ère numérique, un nouvel âge de l’humanité).

Depuis que je m’intéresse à l’art, on peut dire depuis près de 40 ans, la société a déjà énormément évolué.

De la société de consommation de masse télévisuelle des années 60-70, en passant par la troisième révolution industrielle informatique, puis par la quatrième numérique, le monde a changé à la vitesse grand V.

Les cartes sont sans cesse redistribuée.

L’exposition Artistes & Robots au Grand palais que j’ai parcouru rapidement, m’a laissé sur ma faim, le niveau est parfait pour les sorties de l’école du CM2. J’ai donc relu différentes sources pour comprendre « l’après Kupka » et chercher à me faire une idée sur l’art moderne actuel.

Avec une vision plus ‘géopolitique’ qu’artistique, car c’est bien sous cet angle que j’aime observer généralement les sujets.

La première chose qui frappe : la Chine est le troisième marché de l’art mondial ! Dans le top 20 d’artistes les plus côtés au monde, il y a 5 chinois.

La cartographie de l’art s’est étendue avec la globalisation comme le reste de l’économie. Il y a des superstars mondiales en tournée permanente comme l’indien Shilpa Gupta ou Raquib Shaw. L’art contemporain est devenu une langue mondiale passant de Lyon, Berlin, Shanghai, Sydney à Dakar et Moscou. L’Asie profite de cet élan et de la redistribution des cartes.

Mais, revenons un peu en arrière, à la période de consommation de masse et de la révolution informatique, disons dans les années 1970-2000.

Dans cette période, les artistes dans l’art pictural démontent le pop art pour aller jusqu’au bout de minimalisme et finissent par sortir de la contrainte de deux dimensions de la toile, de la forme, de la figuration et du sujet. C’est la fin de l’hégémonie picturale.

C’est la période de l’art conceptuel et de l’art « précaire » avec un goût pour les installations éphémères et la destruction, l’art qui devient ‘multimédia ‘ et se dégage l’art pictural et de l’espace dédié (musée, exposition) et de la contrainte d’une seule ‘discipline’ (genre). Les artistes minimalistes des années 60-70, les conceptuels et puis l’actionnisme (Chris Burden qui se fait tirer une balle dans son bras lors de sa performance Shoot en 1971) nous fait parfois aujourd’hui sourire.

En dehors de leur radicalité accompagnée de grande rhétorique autour des textes de Lacan, Deleuze ou de Guattari, ces courant ont fait une sorte de ‘clôture’ de l’avant-garde du début du siècle. Puis, l’art s’intéresse à l’interaction avec le récepteur au travers de la recherche autour de ‘médium’, de l’espace et du récepteur. La peinture s’approprie l’espace, le sol, le plafond, le mur, puis les façades et les paysages (landsart ou l’art de situation).

La recherche d’interaction avec le public s’amplifie (Joseph Beys ou l’éternel Thomas Hirschhorn ou encore Kawamata dont la Vague m’a stupéfait il y deux an encore à Metz). L’exposition se transforme au profit de l’événement et l’installations, de happening, le spectateur et aussi parfois acteur et parfois dans les espaces improbables.

Le but est d’exister à travers des expériences et les émotions des spectateurs, en comptant sur la métaphysique plus qu’à la physique. Le cas typique d’artiste de ce courant est Gianni Motti (à la Criée de 2008 à Rennes) et son « œuvre » Gianni Motti Assistant. Il y a plus de 1400 ‘assistants’ dans le monde qui portent simplement le T-shirt jaune avec le texte Giani Motti assistant et ‘activent’ ainsi la présence de l’artiste. Un super coup de pub événementielle présenté comme une interrogation sur la valeur de l’art… ? Motti est en tout cas un champion de la production artistique qui ne s’encombre pas de la production d’objets artistiques. En cela, il a réussi son coup.

Depuis ces années en tout cas, tout type d’expression cohabite, on assiste à la création des œuvres hybrides où les gestes et la théâtralité cohabite avec le son, l’image et le théâtre…

La sphère esthétique et les formats d’expression s’enrichissent, les catégories sont brouillées (encore un autre exemple Catherine Sullivan ou mon préféré Mike Kelley). Les enjeux sont d’ailleurs rarement esthétiques et les formes sont peu durables et ‘instables’.

Il est devenu difficile de distinguer la peinture, la photographie, la sculpture et l’installation. L’artiste décompose les outils, les formes, mais certains aussi revisitent les genres plus traditionnels (comme Bertrand Lavier ou Sergej Jensen).

Ce sont assurément aussi des années de liberté de plus en plus importante dans l’expression artistique.

Les artistes modernes devient comme les populations en occident, plus libres.

Plus libres, car jadis l’art classique était (pour simplifier un peu l’idée) « tribal », faisant partie d’un tissu social serré dont les chefs de la pensée approuvaient les règles.

Il ‘fallait’ représenter ainsi les choses de la vie de la tribu, le Dieu, le Roi, le bourgeois ou suivre le chef de fil d’un mouvement artistique…. Il y avait une période où chaque nouveau mouvement chassait l’ancien dans le bouillonnement artistique du début du 20ème siècle et pendant les bouleversements industriels et scientifiques du début du 20ème siècle.

L’abstraction balayait le figuratif, puis céda sa place à la figuration libre, la trans avantgardia ( Achille Bonito Oliva) qui prône le retour aux formes traditionnelles, mais en version individualiste et subjectivée…

Puis tout est devenu « parallèle » !

« L’art est toujours cet écart, un différé par lequel on peut voir le monde autrement. Qui sert aussi à rompre avec nos certitudes. Mais quand tout l’environnement est bouleversé, il est difficile de distinguer la part théorique, artistique et économique de chaque artiste. »

Plus les hommes sont libres individuellement, plus complexe devient la société et plus les hommes sommes confrontés à des choix variés.

Les artistes modernes sont comme tout le monde, ils doivent s’assumer leurs choix individuels et leurs valeurs. Et de cette complexité née le paradoxe de la liberté créative : il est très difficile de se distinguer dans la multitude de possibilités d’expressions individuelles.

Aujourd’hui, nous assistons au pluralisme parallèle des styles et courants sous l’effet de la globalisation.

Aucun type de peinture ne domine le paysage, tout est présent, les artistes puisant l’inspiration à des sources les plus contradictoires à la fois historiques et actuelles.

La fragmentation des publics

La fragmentation dans l’économie implique toujours la redistribution des cartes. Le changement de comportement des marchés est une conséquence à laquelle il est inutile de résister dans l’économie. Il faut juste regarder comment les cartes sont redistribuée et saisir des nouvelles opportunités. C’est la même chose dans l’art. Il suffit de regarder qui sont désormais des artistes, d’où viennent des connaisseurs et des consommateurs de l’art ?

« Dans l’art, l’élargissement de la production au niveau planétaire et la diversification engendre presque automatiquement la fragmentation des critères de sélection et des publics. »

Je dis bien des publics, car il n’y a plus un publique ‘d’amateur d’art’ éclairés ou de collectionneurs facilement identifiable.

Une sorte d’élite culturelle homogène du passé qui ‘comprenait’ l’art moderne, le collectionnait ou le finançait, comme au début du siècle précédent.

Cela signifie aussi qu’il y a des populations entières et nouvelles qui s’intéressent à l’art et alimentent les formes d’expression toujours plus nombreuses. Que de nouveaux pays et peuples aspirent aussi à promouvoir leur propre culture et art.

La conséquence est aussi l’explosion du nombre d’espaces ou de centres dédiés à l’art et des biennales et triennales, tout ceci de manière inimaginable dans les années 80.

On observe dans cet engouement planétaire aussi le retour de la pratique amateur et des pratiques dites populaires, vernaculaires, la peinture ‘folk’, pop et kitch, l’art des foules ou encore des productions-copies fabriquées par les populations névrosées, des avalanches de bouquets de mimosa, chatons et coquelicots  sur tout type de support y compris en broderie fluo et en sequins à paillettes. Ou encore des graphismes de ‘doodling’, du coloriage créatif et de ce gribouillage savant prôné dans l’art thérapie exercés dans les maisons de retraite et le soir devant la TV pour « décompresser ».

Phénomène inverse de concentration

La fragmentation est généralement suivie par la concentration, mais pas dans les mêmes espaces et les mêmes formes. Comment elle se manifeste ?

Dans l’économie, les milliers de sites d’e-commerce ont été ensevelis par Amazon. Dans l’art, on compte encore 130 biennales dans le monde, toutes les métropoles les organisent avec toute la panoplie touristique et médiatique.

Les biennales immenses de la Corée du Sud, de Singapour se font concurrence et finiront par se manger mutuellement. Les méga expositions répondent aux enjeux économiques et politique de ‘city branding’.

Les phénomènes indiens, coréens et chinois côtoient les foires des Emirats arabes unis, Art Dubaï ou Art Abou Dhabi. Et comme partout, nous devons constater que le centre du monde occidental dans l’art s’est également déplacé en marge comme pour le reste des sujets : l’économie, la science, l’innovation…

Crise de la valeur

Le monde est devenu illisible ? Le monde post-vérité ne permet pas facilement discerner ce qui est vraie et ce qui est faux ? Evaluer à sa juste valeur une donnée financière ou une information journalistique ? De désigner celui est un référent fiable ? Et pour la valeur des œuvres ?

Dans l’art, il est aussi impossible de se baser sur la ‘conviction intime’ de quelques éminences grises, connaisseurs ou commissaires. Nous vivons dans l’art également la période de la » crise de la valeur », des méthodes d’évaluation incertaines, des dérives narcissiques et de la puissance discutable de quelques commissaires au service des marchés de l’art. Il faut pagayer vite pour s’y retrouver.

Le foisonnement et les talents

Bonne nouvelle. De ce volume colossal de production artistique, dont une grande partie est commerciale et sans doute médiocre, émergera toujours nécessairement l’excellence et le talent.
Le foisonnement qui secrète tant d’ouvres permet aussi tirer l’énergie des artistes et la complexité deviendra aussi une source d’enrichissement.

Les artistes iraniens, polonais, mexicains, brésiliens sont inventifs et radicaux et désormais dépouillés de leur exotisme kitch. Dans les nouvelles dictatures, l’art est comme toujours une stratégie de survie. On trouve des exemples en Amérique latine : l’art en alerte, l’art conceptuel (Mario Garcia Torres), l’art néo-concrétiste encore présent (Hélio Oiticica).

De nouveaux artistes émergent comme le colombien Doris Salcedo, Carlos Garaicoa, Tonia Braguera pour le Cuba. L’Europe de l’est a dépassé son obsession à l’égard de l’identité historique qui a été un passage obligé après la chute du mur pour voir émerger des formes d’expression nouvelles et engagées à l’égard de la transformation sociale brutale (Artur Żmijewski en Pologne).

New York reste une ville d’art, mais notons cependant que la majorité des artistes qui y produisent désormais sont des étrangers. Les thèmes récurrents de leur production inspirée localement sont par exemple : l’intégration de la technologie ou le sens de survie et la violence.

« Nous trouverons encore actuellement dans la production artistique cette hybridation, des altérations, le traitement libre des matériaux, des supports et des contenus. »

Exemple de Spartacus Chetwynd qui est l’enfant typique des avant-gardes du 20ème, mais aussi de Bauhaus et des récits transgressifs des années 70 ou encore de l’école de créativité (1933-56) de Black Mountain College (performance and model of spacial arrangement).

On observe toujours les recherches sur la qualité esthétiques, la forme et les techniques, mais libre de dogmatisme des mouvements théorisés qui tuaient le pop art pour aduler l’art minimaliste ou inversement.

Cohabitent donc Chjarles Ray, Katharina Fritsch, Bertrand Lavier, Peter Halley, Sylvie Fleury, Damien Hirst ou Jeff Koons, Kenneth Noland, liam Gillick, Xavier Veilhan, Duan Hanson, John de Andrea ou encore le business de Takashi Murakami et les crans de Damien Hirst.

Et de quoi on parle chez les artistes?

Les thèmes typiques comme l’esthétique du chaos, la distanciation, la schize, les pulsions déviantes, la satire, le consumérisme, la massification, l’impact de la technologie, l’écologie et de manière générale tous les maux de la société. On peut dire peut-être que le dessin devient presque un dernier refuge du style et d’excellence technique (Jim Shan, Robert Crumb ou Marcel Dzama).

Les trois questions que je me pose dans ce ‘chaos’ global et mondial artistique :
  1. S’agit-il d’un bouleversement ontologique de la façon de penser l’art ou d’un bouleversement économique et géopolitique du secteur ?
  2. La société est-elle parvenue à un point que n’importe qui devient un artiste ? Est-ce que tout est l’art ?
  3. Comment on retrouve la notion de la valeur d’une œuvre d’art ?

Il est probable que bouleversement ne soit pas ontologique, mais surtout économique.

Tant que les IA ne se mettent pas à produire l’art ?

On peut observer la fin des groupements, des constellations ou encore de mouvements artistiques. L’art est devenu une affaire où la carrière d’un artiste se conçoit de manière individuelle.

Non, tout n’est pas l’art et tout le monde n’est pas artiste. Si nous prenons comme exemple la pâtisserie, les gens sont de plus en plus doués en cuisine, fabriquent de très beaux gâteaux avec des matières et les instruments quasi professionnels en regardant les émissions à la TV. Mais sont-ils pour autant des chefs pâtissiers-créateurs ? Tout le monde n’est pas artiste, toutes les expositions ne se valent pas et ceci malgré leur visibilité ou succès commercial ponctuel.

Nous sommes dans l’art, comme dans la consommation, obsédés par la ‘nouveauté’ et la ‘découverte’ d’un nouveau génie et de talent. Mais, cette vision ponctuelle de « découverte » n’a pas de valeur réelle à part d’être parfois un coup de promotion réussi.

Alors c’est qui qui va donner cette valeur à la production artistique?

Pour redonner la valeur, il n’ y a pas aujourd’hui un professeur, un responsable de galerie ou un critique, une éminence grise de la valeur artistique incontestée, qui pourra le faire de manière durable.

Ce sera encore le facteur temps qui comptera réellement.

L’histoire de l’art ne retiendra encore que quelques œuvres. Car, il faut avoir un regard ‘historique’ sur l’époque pour déterminer quel sont des artistes qui comptent, influencent, inventent et quels sont ceux qui simplement produisent, vendent et reproduisent. Il est presque impossible de le percevoir sans recul.
Inversement, qui dit qu’on n’enterre pas des dizaines de Picasso inconnus chaque jour en s’extasiant devant  des chiens oranges en résine géants stylisés.