Une histoire de tricycle

Mon premier terrain d’affrontement avec l’autorité et ma première tentative consciente de l’insoumission sont liés à mon tricycle. L’affaire se déroula dans une grande villa pragoise des années 20 au milieu des jardins du quartier résidentiel Kosire en 1963.

Pour y arriver, il fallait grimper un long escalier pentu en longeant les jardins des propriétés assez cossues.
Aujourd’hui, il ne reste plus rien du quartier. Dans les années 70, un projet grandiose de l’architecture communiste a permis d’entasser des milliers de gens dans des cages à lapin cubiques, nommés panélaky ( maison construite en ‘panel’). Une mauvaise application de l’idée constructiviste. Le célèbre architecte doit se retourner dans sa tombe. J’ai mis personnellement longtemps à accepter l’engouement des intellectuels français pour constructivisme et les hommages rendus à l’architecture représentée par Le Corbusier ou encore  Charlotte Perriand.

Quand j’avais deux ans et des poussières, la villa était encore entourée d’un jardin soigneusement entretenu.
Le vieil oncle Victor, son propriétaire, y loua un tout petit appartement à mes parents.

L’oncle Victor d’apparence sévère, assis toute la journée dans son fauteuil à bascule, surveillait son territoire. Maman me demandait de ne pas crier ou parler trop fort devant lui. Assurément, les cris des enfants le dérangeaient. Je me tenais donc toujours bien devant lui, mais comme ils me faisaient des clins d’œil en secret, il ne m’impressionnait pas pour autant.

Victor m’a interdit de rouler avec le tricycle sur l’herbe pour ne pas abîmer le gazon. Pour ne pas froisser son herbe, il installa des dalles en béton carrées pour se déplacer d’un bout à l’autre du jardin. Pour marcher, tout le monde faisait ainsi des pas de géant.

Mais, comment rouler d’une dalle à une autre sans passer par l’herbe avec un tricycle ? Ce fut ma première mission absurde et impossible. Du moins, perçue comme telle avec l’expérience de mes 3 ans. Il était donc clair que le tricycle et le jardin étaient incompatibles.

Un jour, mon père qui venait nous rejoindre que pendant le weekend décida de faire une photo de moi dans le jardin. Je ne quittais pas facilement mon engin à trois roues, ainsi le père décida de faire ma photo assise sur le tricycle.
Je voyais mon père que très peu, car son nouveau travail d’ingénieur l’obligeait de rester toute la semaine dans une autre ville. Par conséquent, l’autorité légitime du père arrivait dans mon échelle d’appréciation après celle de ma mère et assurément après celle de l’oncle Victor.

Le contre-ordre

Tout a mal commencé.

Maman m’a enfilé ma plus belle jupe à carreaux sur un chemisier blanc. Je détestais cette jupe à bretelles, en tissu écossais, car elle me grattait les jambes. De surcroît, les bretelles me tombaient sans cesse des épaules. Pour aller faire pipi, il fallait en plus demander de l’aide à un adulte.

Cette jupette devint un objet mythique grâce à mon parrain. Un jour, mon parrain, jeune professeur de physique et une tête en l’air désintéressée des choses pratiques de la vie, m’amena en balade au parc.
Après un bref trajet, je réclamai de manière impérieuse de faire pipi sans attendre le retour à la maison. L’oncle paniqua devant une telle demande incongrue. Il se débattit avec ma jupe à bretelles, cachées sous le pull et sous mon manteau d’hiver. Il ne comprit pas qu’il suffisait simplement de soulever la jupe et de baisser le collant. Il entreprit le démontage laborieux des différentes couches de mes vêtements d’hiver. Nous traversâmes ensuite le quartier ensemble, traînant sous le manteau, les longues bretelles dans la neige.  Nous étions sans doute en discussion animée sur les mathématiques. Sans intérêt pour des choses aussi triviales que des bretelles détrempées qui balayent derrière nous le trottoir.

Alors, avec la jupe maudite, le jour de la fameuse photo du tricycle, papa avait déposé l’engin devant un buisson de rhododendrons dans l’herbe. Pour faire joli, il prépara soigneusement le cadrage de la photo. Puis m’a demandé d’enfourcher le tricycle.
J’ai résisté de toutes mes forces. C’était absolument en contradiction avec les règles de l’oncle Viktor de poser un tricycle sur l’herbe et d’y monter. Qui représente l’autorité ici ? Mon père, peu présent ou mon oncle qui régentait les lieux de main ferme toute la semaine. Ma réponse était sans appel, l’ordre du père était annulé par le contre-ordre de l’oncle.
La bataille fut âpre. Je la perdis, car on finit par m’assoir de force et en larmes sur mon tricycle.

Sur la photo, maman m’a pris en pitié est venue me soutenir en se mettant à mes côtés. J’ai sur la photo un sourire pincé et envie de quitter le lieu à toute vitesse.
Question de légitimité.
Ce fut probablement le premier ordre hiérarchique que mon cerveau refusait d’exécuter faute de légitimité claire du commanditaire. C’était une injonction en contradiction avec ma conviction profonde. Mes mains crispées sur le guidon du tricycle expriment la colère et la frustration.
Je crois que c’est un instant fondateur de nombreuses expériences du même type dans ma vie d’adulte. Je ressentais souvent comme un malaise à exécuter un ordre perçu comme illégitime ou absurde.

Bien plus tard, je suis devenu un assez bon manager, pourtant toujours un piètre managé.

En 2006, j’ai décidai de démissionner de mon poste de cadre dirigeant d’une grande société française, le Président avait fait un discours sympathique pour mon départ. Et il ajouta un aparté avec un sourire en coin : « Tu es la seule personne à qui j’ai été obligé de dire à bout d’arguments, suite à ton refus d’exécuter ma demande : tu fais comme je dis, parce que…parce que ….je suis le Président. »
Je me croyais sans doute encore sur mon tricycle.