Le titre semble absurde. Mais je nomme ainsi un exercice mental, auquel je me suis livrée après des lectures sur un sujet autant polémique que philosophique, qui sont la « pleine conscience » et « l’instant présent ».
Personnellement, je me fiche totalement qui a raison. Si c’est Hegel avec son très logique : ‘le maintenant est justement ceci de n’être déjà plus quand il est », Camus, Epictète ou un pseudo-scientifique et businessman New Age comme Eckhart Tolle, les nombreux gourous des thérapies cognitives ou encore le samma-sati des bouddhistes.
J’attaque le sujet avec le bon sens de ma grande mère, car c’est un sujet drôlement intéressant. Je fais le cobaye.
Déviation obligatoire (c’est comme ça que l’idée surgit).
Je fais partie de la génération qui a fait la carrière professionnelles fin 1990, début 2000 en pleine mise en œuvre de la mondialisation. Quand les entités avalaient les autres entités pour devenir plus grandes et viable au niveau mondial.
Dans cette hantise de survie économique par la taille, dans l’adoration du toujours plus grand, du toujours plus rapide et plus efficace, nous faisions nos carrières à 100km/heure, sans trop penser au présent. Loin de la « pleine conscience ».
La denrée la plus rare de ma vie, disons entre mes 20-50 ans, ce fut le temps libre.
C’est pour dire que « vivre l’instant présent » pendant des années de Tapie et des années « maman + femme d’affaires + épouse+ super-performer » n’était pas à la mode.
Nous étions formés pour manager par objectif (donc penser exclusivement en termes de réalisation atteinte dans le futur), pour observer l’horizon afin d’être perçu comme ‘visionnaire’ et pour s’organiser pour rentrer très vite les trucs carrés dans les espaces ronds (sans aucune connotation sexuelle, quoique).
Regarder la terre sous nos pieds était bouseux, rétrograde et pas digne d’un top performer international profit-minded.
Du coup, la génération suivante doit debugger le monde global, brouillon fabriqué à l’arrache. Nous l’avons laissé inachevé, en version beta et pas bien fini. 2008-2020, c’est le temps de la maintenance corrective, voire de la reprogrammation du Cobol périmé.
Revenons à nos moutons. Je prends enfin un peu de temps pour réfléchir, un grand luxe. Il était temps. Une parenthèse juste avant l’Alzheimer.
Savoir vivre l’instant présent et atteindre cette aiguë conscience de soi et du réel, est un exercice compliqué pour un occidental (même celui né à l’est de la France).
J’y suis arrivée essentiellement par la pratique des ‘béquilles’ de type yoga, en m’éloignant du quotidien par les voyages lents et désorganisés et par le jardinage.
J’y arrive un peu mieux, parfois.
Je reviens donc à mon exercice absurde de » l’instant présent au passé ».
Il ne s’agit pas d’évoquer un simple souvenir. Mais un souvenir d’un moment où je suis certaine que le temps s’était arrêté. Dont je peux encore ressentir les sensations, dépourvues pourtant de toute réflexion consciente. Quand ces sensations étaient devenues un objet extérieur, une véritable apparition mentale, dont on se détache et qu’on observe avec le sentiment qu’on a jamais encore regardé la réalité en face avec autant de clarté. Ce sont des moments intenses et silencieux de » lourdeur de l’être ».
Eh bien, avec l’humilité et la stupéfaction, j’en déterre uniquement deux.
Dans les deux cas, je découvre également la profonde symbolique visuelle et sonore qui les a probablement inconsciemment stimulés ou provoqués.
Le premier est un instant lent et solennel.
J’écoute la musique de Wim Mertens « Le ventre de l’Architecte » sur mon walkman dans la salle de travail de la maternité. La péridurale administrée, la douleur s’en va et reste la musique grandiose. J’attends la naissance de mon premier fils. Tout va changer dans ma vie à partir de cet instant où je vais devenir mère. Mais, je n’y pense pas du tout. Car, je ne peux pas tout à fait réaliser, ce que je ne connais pas. Je suis incapable d’en mesurer la portée.
Je flotte dans une incroyable solennité de l’instant. La musique magnifique de Mertens est en adéquation avec ce moment de passage, comme par une porte d’entrée, dans une nouvelle vie de statut de presque mère.
Je réalise maintenant que le nom de cette musique représente un double symbole : le Ventre de l’architecte, le mien qui fabrique la génération suivante, et celui de mon mari, architecte père et architecte de profession.
Le second souvenir est plus ancien. C’est une terrible sensation de lenteur et de gravité.
Je roule entre Forbach et Verdun sur une route départementale avec ma mob.
Lentement, à 25 km à l’heure et je suis absolument seule. La route passe au milieu des cimetières militaires. Il y a des milliers de croix blanches partout autour de moi. La route n’en finit plus et j’ai mal aux fesses sur la selle dure.
La répétition de ce relief légèrement vallonné, la lenteur avec laquelle s’approche l’horizon, le silence autour de moi en dehors du vrombissement du moteur, c’est un instant quasi hypnotique.
Je peux encore aujourd’hui ressentir avec l’acuité cette lourdeur absolue.
Sans doute la décision de l’exil se précise, mais je ne la verbalise pas encore.
Mon corps m’alerte alors de manière très primitive, reptile : « Regarde autour de toi, voici ta vie de demain, toute cette lourdeur et cette gravité que tu ressens représente en réalité la pesanteur et la portée de l’acte que tu t’apprêtes à réaliser. Cette route ardue, bordée de croix, où tu avances seule, avec effort, poussivement et presque sans bagages, ce sera ta vie.
Une immense tristesse m’inonde et j’accélère au maximum pour sortir de là au plus vite.
Les deux moments sont reptiliens, car liés à la survie de l’espèce.
Je fais le choix de m’installer là où je pense qu’il est mieux de donner la vie. Puis je le fais.
C’est toujours drôle de découvrir en fin de compte, que nous restons des animaux avec des instincts très simples.
Nous pouvons camoufler notre instinct de survie primaire sous une épaisse couche de blabla intellectuel et une agitation improbable. Tandis que notre cerveau reptilien est bien là pour nous guider, il faut juste l’entendre.
Je serais curieuse de recueillir d’autres expériences d’instants présents… Autres, que les moments liés à la survie de l’espèce ?