Une dernière page sur l’Iran, en conclusion : peut-on envisager de faire raisonnablement des affaires en Iran sans risquer sa peau et son porte-monnaie dans cette société ‘post Ahmadinejad’ ?
Pour l’instant, les européens ne se précipitent pas pour investir. Il faut dire que rien n’est ‘clean’.
Vous avez dit le circuit bancaire encore fermé ? Voilà comment j’ai pu payer un interlocuteur iranien de la France:
1. Vous vous mettez d’accord sur le jour du virement
2. Le jour J on vous donne un numéro de compte valable pour 8 heures
3. Ce jour-là ce sera une banque polonaise en Varsovie , le lendemain ailleurs.
4. Le propriétaire du compte est une société lambda dont le siège est à Gibraltar
5. Vous prenez le risque de verser l’argent à un inconnu lambda qui peut partir quand il veut avec votre versement, aucun lien avec votre facturation.
6. Vous adressez à votre interlocuteur iranien la copie du débit de votre compte pour le rassurer.
7. Il se fait ensuite payé par l’intermédiaire, mais qui garde au passage une grosse commission.
8. Ou vous arrivez avec le cash sur place.
Si on n’arrive toujours pas à mettre en route depuis 2015 un circuit bancaire opérationnel, probablement que ce système d’officines de paiement à commission est trop lucratif pour certains décideurs du pays.
Pourquoi tout est bancal, corrompu, pas fiable et paradoxal ?
Il faut regarder à quoi ressemble la société iranienne 30 ans après la révolution islamique.
Ce pays qui expédie des satellites en espace, missiles chez les voisins et des opposants en prison.
Cela ne vous rappelle rien ? Moi si. Un régime totalitaire avec une industrie à la main du régime, orientée défense, pénurie généralisée, 80% de l’économie dans les mains de l’Etat et pas d’opposition. Mon pays en 1980.
La société iranienne semble être un puzzle social assez compliqué. Les familles iraniennes ont traversé deux époques d’oppression respectivement prérévolutionnaire (Savac) et postrévolutionnaire, une guerre et un régime populiste corrompu de 10 ans, en 2009 des manifestations de ‘printemps vert’ avec espoir de liberté et puis à nouveau une période à tolérance zéro et de répression forte.
Il y a deux périodes marquantes :
Entre 1979-2005, après la Révolution : le règnes des ayatollats.
On opprimait successivement les communistes, les démocrates, les monarchistes, les moudjahidines du peuple iranien et les soufis mystiques. Le régime célébrait les ardents religieux et les familles de martyre de la guerre qui obtenaient certains avantages matériels en récompense. Chaque famille pouvait vivre une chute brutale ou bénéficier de privilèges selon son orientation, parfois fraichement affichée.
Comme dans toutes les révolutions, derrière les leaders penseurs, se hisse au sommet une masse d’opportunistes. Ils affichent leur sympathie au nouveau régime, adoptent les comportements désirés, désignent les ennemis de la révolution issus du voisinage, dans le but d’accéder aux privilèges et ne pas tomber dans l’opprobre du régime.
Toute société totalitaire est profondément injuste. Car, c’est un régime où la compétence, la créativité et l’intelligence individuelle compte très peu. L’adhésion visible et intransigeante au leader charismatique, au dogme, tout ceci bien affichée, suffit pour émerger.
La première génération qui a accédé au pouvoir après 1979 par les massacres des opposants et la terreur postrévolutionnaire a mis en place tous les instruments pour garder le pouvoir et s’y cramponne.
On dit qu’un prophète désarmé ne dure pas. En Iran, le prophète iranien s’est armé jusqu’aux dents.
Mais cette génération est aussi de plus en plus déconnectée de la réalité.
Attention, cet échec de la révolution islamiste ne signifie pas le rejet de la religion. Les persans en veulent juste à ces marjas-dignitaires de l’islam d’avoir conduit ce pays vers une dérive autocratique du pouvoir. Bonne leçon pour tous ceux qui nous vendent l’islam politique comme solution de gouvernance d’un pays !
Mais , n’oublions pas que ¾ des iraniens n’ont pas connu le règne du chah et la révolution islamiste de 1979 ! 50% des iraniens ont <50 ans. C’est quoi alors l’expérience de la génération suivante ?
Période 2005-20013, la récente période d’Ahmadinejad, le règne de miliciens.
Ce ‘fils du peuple’ à capital électoral des démunis, avec ses exclamations » Makbar Amrika » (mort à l’Amérique) et agressivité permanente et provocations à l’encontre de l’Israël, a probablement encore plus détruit le climat social et a corrompu la société civile iranienne.
Se présentant comme représentant des déshérités et le garant des valeurs islamiques, ce populiste a en réalité verrouillé la société iranienne définitivement par une bureaucratie corrompue, une religion superficielle de contrôle de rites, loin de la spiritualité et de la « vertu ».
Ahmadinejad, populiste détesté, à piété rustique, issu des Gardiens de la révolution se délectait dans la rhétorique « de lutte contre l’oppression impérialiste ».
Il soutenant le bolivien Morales, les frères Castro et le ‘gladiateur anti-impérialiste » Chavez. Mais ce champion universel du tiers-mondisme radical a asservi et bâillonné son propre peuple à l’aide de la milice.
Ahmadinejad, c’est le pouvoir des miliciens (Pasdarans) qui contrôlent le business et les banques. Via les réseaux tentaculaires des « Fondations », ils tiennent des pans entiers d’économie (probablement 2/3).
Ce sont eux des véritables vainqueurs de la révolution.
La religion est devenue juste un instrument pour enrichir la caste du régime, le complotisme devient la base de la rhétorique.
Ahmadinejad se baladait en veste informe, affichait sa vie frugale, parlaient de la vertu, promettaient la terre et la redistribution aux pauvres. Il a compris comment jeter la poudre aux yeux des plus démunis, des ‘en colère’ et des nostalgiques. Les vieilles recettes qui marchent même en France, autant dire que c’est facile dans l’Iran appauvri et rural, traumatisé par la période précédente.
Pendant son double mandat, la corruption et la création de richesse du régime n’a jamais autant progressée. Et l’inflation a explosé. En cela, il peut se donner la main avec Chavez.
De plus, la mise en quarantaine de l’Iran a apporté tous les effets classiques de boycotte : émergence de nouveaux riches qui vivent de la pénurie.
1. Culture de pénurie avec des réseaux d’échanges alternatifs et clandestins enrichissent ceux qui les contrôlent : les Gardiens de la révolution et des Fondations du régime.
2. On importe des ‘deals’ pas cher, le riz indien invendable ailleurs, voitures chinoises de mauvaise qualité, même dangereuses à conduire et le pire de la production chinoise (sans aucune norme). On encaisse les commissions.
3. Les établissements de crédit turques, pakistanais et banque de Dubaï apportent le financement. Dubaï est la base commerciale de nouveaux riches.
4. On investit dans ‘la défense’ du pays : Ahmadineja, fondateur des chantiers tunneliers s’est aussi enrichi en réalisant le fantastique réseau de galeries, bunkers et tunnels autour des installations militaires et nucléaires.
5. Près de 80% de l’économie est sous contrôle de l’Etat (autant dire que des familles du régime sont casées partout et que l’incompétence, la corruption et le clientélisme règne).
Ce système lucratif a plombé moralement la société et a créé une couche de nouveaux riches faiblement cultivés qui construisent des maisons pseudo-hollywoodiens ‘bling-bling’ et dépensent sans compter. Elle a produit aussi une jeunesse désabusée, nihiliste et rêvant d’enrichissement rapide.
Si aujourd’hui la société iranienne qui ne fait pas partie de la nomenclature se moque en majorité des mollahs et du pouvoir des Ayatollahs, elle a développée aussi ce que j’appellerais volontiers une « résilience opportuniste ». On supporte beaucoup et on se débrouille au jour le jour comme on peut. On respire seulement à la maison.
Les interdits religieux? Une partie des nantis les contournent avec l’argent : pour 300 dollars, on part se défouler en Géorgie pour une semaine avec alcool et filles à volonté.
La jeunesse dorée commande un autobus pour 12 heures de trip, on ferme des rideaux et on part pour plusieurs heures de fêtes où tout est permis.
On s’affiche ensuite à la mosquée de vendredi à Kashan avant de retourner dans sa villa Hollywoodienne kitch avec l’argent du business de papa.
Il est triste de parler avec des jeunes qui ne sont pas issus de cette nomenclature, quand ils vous disent en face, qu’il en sert à rien d’étudier et de faire des efforts, car la compétence et effort individuel ne comptent absolument pas.
La réaction des jeunes est variée : nihilisme, dépression, drogue, abandon de la religion, occidentalisation caricaturale touchent une partie.
Autres acceptent de faire le dos rond et finissent pas rentrer dans le système.
Autres encore recherchent la voix dans une spiritualité mystique, une religion déconnectée du pouvoir et de l’intérêt matériel.
Certains profitent de chaque petite soupape de liberté et se recentrent sur la vie privée et le cercle des amis proches.
Mais tous sont avides de dialogue et d’ouverture.
A Téhéran, la veste des femmes et parfois même ouverte sur le legging moulant, le nez refait et le maquillage en triple épaisseur. Le corps est un sujet politique. Le message serait visiblement : je fais au moins ce que je veux de mon corps !
Mais l’espoir de changement est encore faible.
Après 2009, le pouvoir s’est laissé surprendre par la foule dans la rue. Désormais, le régime ménage juste les soupapes. On laisse faire de petites choses. On a même demandé à basidji, cette police des mœurs de se calmer et de ne pas provoquer.
On accepte Rohani comme Président, mais c’est juste de quoi respirer un tout petit peu. Il suffit d’un rien pour que le régime durcisse le ton.
Il n’y a aucune raison de voir les miliciens et le clergé de lâcher le pouvoir et pour faire des affaires en Iran, tout passe par eux.
Alors faire des affaires dans ce pays, c’est d’accepter de commercer selon leurs règles.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut pas visiter ce beau pays. Nos visites , représentent aussi des revenus pour des gens simples, des échanges importants pour la population et une fenêtre sur le monde très appréciée. C’est un beau pays, riche en culture où la population mérite mieux que le régime en place.
Une société dans un régime autoritaire est une société souffrante.
L’autisme et la paranoïa au sommet et la schizophrénie et la dépression pour la société civile.