Nous vivons à nouveau dans une époque compliquée où fleurissent des explications surannées du monde. Et en même temps, nous observons aussi un engouement pour l’art, les visites de musées et des expositions d’art. Peut-on trouver un point commun entre un créateur de fake-news, un conspirationniste et un artiste?
Le besoin de croire aux illusions resurgit avec puissance dans les périodes angoissantes.
Dans note époque, il prend parfois la forme d’ un groupe de ‘penseurs’ Facebook qui refusent toute démarche scientifique et proposent des théories qui échappent à la raison. Il se présente sous forme de délires post- vérités subjectives propagées sur les réseaux sociaux par des individus en habit de gourou pour se démarquer.
Ceci inclut les théories conspirationnistes sur les « puissances maléfiques », ces nouvelles divinités « Olympiennes » qui dirigent la planète contre le ‘peuple’.
Un grand fatras imaginaire est propagé massivement grâce aux réseaux sociaux . Des théories conspirationnistes s’empilent en créant une gigantesque illusion pour expliquer le monde par les « mythologues » contemporains.
C’est sans doute la forme primaire du besoin de construire une apparence acceptable pour voiler la réalité trop complexe.
Si nous nous référons à l’essai de Nietzsche sur l’art, voilà que nous trouvons un lien avec le travail des artistes.
Nous ne voulons pas accepter que nos vies soient apparentées au hasard.
Contempler la vérité d’un destin chaotique qui conduit par des chemins hasardeux à notre mort pétrifie de nombreux contemporains.
Il est plus facile de détourner le regard vers un monde d’apparence imaginaire, sans argument et preuve scientifiques qui pourraient confirmer l’information déplaisante.
Nous pouvons aussi ajouter à cela la consommation effrénée de produits d’embellissement’ de sa propre enveloppe corporelle, les pratiques religieuses rassurantes et dirigistes ou des addictions variées.
Mais, nous pouvons aussi combler le besoin ‘d’échappement’ à la dure réalité autrement.
Voilà le rôle fondamental de l’art. L’art crée un monde, qui comme dans un rêve, lorsque nous fermons nos paupières, se dévoile artistiquement.
L’apport de l’art dans nos vies dépasse le besoin esthétique.
Le but de l’art est d’engendrer les représentations et de former les images. De facto, il s’agit de nous offrir un ‘médium’ qui répond à ce besoin universellement humain d’imaginer un monde au-delà du réel.
Dans une volonté de dissimulation de la vérité, l’artiste comme un titan infatigable se voit sommer de produire une action qui nous fera vibrer, s’extasier, ressentir ou oublier. Parfois, il s’évertue réellement à rendre intelligible autrement le monde. Car, nos yeux regardent, mais ne voient pas comme lui.
L’engouement actuel pour l’art et l’art plastique est peut-être un symptôme de notre besoin de contempler une réalité sublimée ou rêvée. Comme dans le sport extrême, l’art doit aussi apporter des émotions fortes.
Comme les jeux vidéo, il doit nous transporter dans une autre dimension.
(En dehors du dessin et de la peinture, je suis aussi un grand joueur).
L’ivresse de la souffrance
Dans une incapacité d’imaginer une nouvelle société « au lendemain qui chante », nous cultivons aussi l’ivresse de la souffrance. Il n’ y a pas que la presse qui cherche à nous faire consommer les images-chocs. L’art moderne aussi doit être percutant pour exister.
Notre société célèbre dans les expositions et musées un art bien plus dionysiaque qu’appolonien.
L’artiste est ainsi souvent sommé de briser les limites et d’oublier la mesure. Il faut choquer et hurler pour exister.
J’observe cette dame très chic qui s’extasie devant le tableau de Hartung. La période où il pulvérisait sur la toile la peinture industrielle toxique ou versait de l’enduit d’une tyrolienne. Sait-elle que son « extase » correspond à la forme d’état dionysiaque de destruction de barrière ? A défaut de jeter des pavés sur les CRS, elle admire des taches colorées violentes en oubliant qu’il s’agit de taches de plâtre. Elle les trouve sublimes.
Désillusion au contact du quotidien
Dès l’instant où je me rappelle la réalité , en d’autres termes la réalité ordinaire « de la tyrolienne » de Hartung, ma conscience de rebiffe. Je marmonne: « il balance de l’enduit d’une tyrolienne pour faire croire à des snobs névrosés qu’ils ne sont pas coincés alors qu’ils le sont réellement». Et boum, je quitte l’état d’extase.
Il ne faut pas être toujours lucide pour apprécier une oeuvre.
C’est la faute à Nietzsche.
« Dès l’instant où la réalité quotidienne revient à la conscience, on l’éprouve en tant que dégoût : une tonalité de l’âme (Stimmung) ascétique, niant la volonté (de l’artiste), est la conséquence de ces états. »
Nietzche
« Meine Stimmung » est donc loin de l’extase, plus proche de dégoût que m’inspire parfois la mystification marquetée des galeries occidentales des années 60-90.
Je ressens parfois ce sentiment désagréable de manipulation ou d’imposture. Je puise les racines de mon malaise dans la période de la guerre froide. Lorsque l’art était une puissante arme idéologique .
La liberté contre l’accessibilité
Les régimes totalitaires et autocrates utilisent toujours l’art pour asseoir le pouvoir. Dans ces régimes, l’art est au service de la glorification d’un dirigeant ou d’un parti unique au pouvoir. Mais, l’art est une arme idéologique aussi dans nos démocraties occidentales.
Au moment de la guerre froide, les galeries occidentales valorisaient le style gestuel, le pop art et l’art informel et autres courants abstraits du moment. Cet engouement pour l’abstraction a été également orchestré savamment par la CIA (via les ONG comme USIS).
Softpower artistique
L’ennemi de l’occident était idéologique et de taille. Il s’agissait des pays communistes. L’art y était un instrument au service du parti. Par conséquent, il fallait démontrer la suprématie de l’art occidental libre. Passer le message qu’en occident, tout était possible et la censure impensable.
Les heureux élus des financements pour la promotion de l’art occidental, représentaient ainsi « le monde de liberté » pour bien contraster avec l’art socialiste. L’art des pays communistes était devenu en effet un serviteur des états totalitaires au travers les instances des artistes inféodées au pouvoir en place.
Le rêve d’un sublime objectivé
L’art communiste, le réalisme socialiste, devait provoquer l’extase du membre du parti communiste inculte grâce à l’image ‘réaliste sublimée’, facile à comprendre. Cet art ‘prolétaire’ sous contrôle du parti était devenu l’unique façon de créer ‘pour la collectivité’. Il fallait se mettre « au niveau de tous » et sublimer le réel gris. Peindre la version apollinienne du tracteur et de la moissonneuse batteuse. Refuser une vision « individualiste » et subjective de l’art occidental jugé ‘élitiste’ au profit des images niaises d’une célébration bien-pensante .
L’occident a exporté et valorisé les artistes dont l’oeuvre était synonyme de liberté et donc de préférence non figuratif. Après la guerre, l’art disruptif devait être produit à New York.
Le soutien politique derrière le soutien financier était très souvent caché et les artistes n’étaient pas toujours au courant de leur utilisation dans la guerre idéologique. Le même phénomène existait d’ailleurs dans la littérature ou la musique.
Cas de la Corée comme exemple de clivage de style
J’ai trouvé un livre très intéressant sur la propagation de l’art moderne occidental en Asie et plus particulièrement en Corée (Korean abstract painting par Kim Hee-Young) .
Ce point de vue non occidental montre parfaitement la promotion de certains courants artistiques américains après la seconde guerre mondiale en Corée du Sud comme une véritable lutte idéologique entre deux visions du monde.
Les deux ‘courants’ étant importés respectivement en Corée du Sud et en Corée du Nord par les deux puissances de l’époque. Ce combat d’influence est très visible dans une symétrie quasi parfaite dans les créations de la seconde partie du 20e siècle. La culture d’art coréen d’après-guerre s’y trouve modifiée et séparée entre le Sud et le Nord par la frontière militarisée, mais également idéologique. Sur la base d’une culture picturale coréenne commune, on voit apparaître deux « branches d’art d’après-guerre sous influence idéologique opposée.
L’art y est un excellent indicateur de l’enjeu politique qu’il représentait pendant la période de la guerre froide. On trouve encore aujourd’hui cette séparation très nette entre deux manière de considérer, de valoriser et d’organiser la production artistique.
Comment peindre alors réellement librement?
A la sortie de chaque exposition de l’art contemporain, je mène un combat avec moi-même. Rester dans l’onirique? Si je reprends « ma conscience au réveil de l’ivresse », je vois souvent des productions épouvantables, absurdes et gratuites. Je n’ai ni envie de m’extasier devant un tracteur hyper-réaliste, ni devant une tâche rouge sur une toile monochrome ou un bouquet de tulipes en plastiques derrière le Petit Palais.
Je refuse de courber l’échine devant une vision exclusivement dionysiaque de l’art moderne où tout est dans le débordement et le dépassement de limites.
Les terreurs de l’existence sont des sujets de glorification médiatique et artistique depuis toujours. On ne compte plus les sujets de nature apocalyptique dans les expositions actuelles. Cela me barbe tout autant.
Je refuse aussi cependant la mystification apollinienne sublimant le monde pour le déguiser. Quel intérêt de peindre les bouquets de fleurs ou les marines de manière réaliste à l’heure de photographie sur mon mobile.
Dans cette quête impossible de communion entre l’amour de la science et de la rationalité et le désir de l’art, donc de la sublimation, je suis souvent bien perdue.
Mais, je me rassure aussi. Car, les survivants, les artistes et les saints ont la conscience de l’inanité de l’existence.
Dans la pratique artistique, le terrible et l’absurde n’est terrible ou absurde qu’en apparence.
Et c’est un soulagement thérapeutique.
Nietzche a peut-être raison : il faut du sublime et du comique pour la recherche de la vraisemblance. Je vais méditer sur cette phrase.