L’impossible neutralité.

En raison de ma dénonciation innocente, ma mère a demandé le divorce.

Dans les années soixante, la preuve de l’adultère pouvait lui coûter ma garde. J’ai été enrôlée dans une véritable bataille à mon insu.

La relation entre les deux tourtereaux passait par une période de secret, accompagnée de fabrication d’armes d’attaque et de bouclier défensif. Ce combat, j’y ai participé au côté de maman comme un bon soldat, souvent sans tout comprendre.

La stratégie familiale consistait à charger l’Autre, patronyme dorénavant légué définitivement au père procréateur.
Il suffisait de le décrire en père indigne, colérique, pingre et jamais présent à la maison. Sa commutation entre deux villes le rendant incapable de s’occuper d’un enfant. Les avocats se chargeaient de la mise en forme.

Du côté paternel, la famille catholique était très pratiquante et désapprouvait le divorce pour des raisons religieuses. Elle faisait également tout pour l’empêcher en refusant tout arrangement à l’amiable.

Les deux familles vivaient dans deux villages pas très éloignés de la même région. Le voisinage élargi assistait à une véritable saga passionnelle pendant deux ans. Ceci a créé des fractures et rancunes même entre des cousins éloignés. . Les interdits de visite et de jeux perduraient pendant de longues années entre les deux clans au sein des villages. Il était hors de question d’adresser la parole à un rejeton du clan adverse même dix ans plus tard.

Maman est retournée vivre pendant la période de procès avec moi chez ses parents à la campagne.

Mais, les rencontres avec son amoureux Otto avaient lieu à Prague où il habitait. J’étais toujours de voyage, sans doute comme prétexte . Le fait est qu’on rendait toujours visite à ma marraine et mon parrain où j’attendais sagement le retour de maman de son rendez-vous galant.

J’ai passé donc ces deux années à jouer régulièrement dans le vaste appartement du quartier ex-bourgeois  Vrsovice où habitait ma marraine et mon parrain. Je les appelais respectivement Dada et Jaja depuis la période de mes premiers babillages.

Mon jeu préféré consistait à étaler sur le sol de la cuisine les couvercles et les casseroles de ma marraine.
Dada me laissait jouer par terre sous ses pieds en sautillant par-dessus de ma tête.  Elle me préparait en même temps une de ses soupes colorées. Je pouvais choisir la soupe rouge, verte, jaune, ou orange. Je mangeais sans difficulté à cause des appellations colorées même des épinards ou des tomates  et pourtant  je les refusais chez ma grande mère. Une astuce que j’ai reproduite plus tard avec mes enfants.

Ma marraine que j’appelais Tante Dada s’appelait de son vrai nom Jaroslava, mais elle a gardé son surnom ridicule toute sa vie. Cette invention enfantine a été reprise par les adultes probablement pour lui signifier en douceur qu’elle est bien capable de s’occuper des enfants.  Ayant perdu son propre enfant en bas âge, tata Dada a élevé la fille de son frère et a pris également très au sérieux son rôle de marraine auprès de moi.
C’était une petite femme un brin distinguée, issue d’une vieille famille de banquiers, désormais ruinée, parlant avec un accent d’une dame bourgeoise cultivée et de bonne famille. Un ton particulièrement inapproprié dans l’univers communiste.

Dans notre monde de culture germanique, les adultes diplômés portent leurs titres académiques (professeur, docteur, ingénieur) devant leurs noms. Tout le monde appelait avec respect mon parrain, Professeur Prochazka.

Il était effectivement professeur de physique et de mathématique. Ma marraine Dada qui était jadis professeur de piano à domicile usurpait sans sourciller l’appellation honorifique de « doctorka ».

Avec un curieux mélange de respect, de moquerie et de tolérance, ma marraine était appelée par tous les adultes Madame la Docteur Dada. Comme une reconnaissance compatissante d’une ancienne gloire déchue.

Interruptions intempestives de jeux

« L’Autre », mon papa géniteur, refusait avec opiniâtreté et avec le soutien de son clan familial le divorce.

Il subissait une forte pression de sa famille, mais, au début de la procédure, il espérait réellement encore récupérer ma mère par cette résistance acharnée et têtue.

La querelle et les échanges empoisonnés par avocat interposé ont duré plus de deux ans. Le conflit s’acheva par une rupture définitive et brutale après un procès épuisant pour les deux parties. Après cette période, je n’ai plus revu mon père de sang pendant plus de 40 ans. La rupture a été donc définitive y compris pour moi qui avais visiblement choisi un seul camp. Bien plus tard, de facto après 60 ans, j’ai eu le retour de boomerang lorsqu’on m’a annoncé que mon héritage paternel est de 2000 euros. Je l’ai évidemment refusé. Il faut assumer ces choix de bébé de quatre ans sans broncher.

Le début de la crise a été pourtant marqué par mon ballottage entre deux familles. Mais, de manière subtile, en ce qui me concerne, j’ai été poussé à élire mon camp.

Ce choix n’était pas explicite, mais je devais inconsciemment comprendre que la neutralité n’était pas viable.

Pourtant, le principal souvenir douloureux de cette période qui me reste est une interruption désagréable au milieu de mon jeu. Je joue sous la table de la cuisine de mes grands-parents avec ma pâte à modeler. Je fabrique de petits boudins colorés pour les écouler ensuite comme une marchandise dans une boutique imaginaire.  Et patatrac, je dois encore tout d’abandonner sur-le-champ pour partir en weekend avec papa.

J’ai toujours détesté d’être interrompue au milieu d’un travail. J’aime bien finir ce que je commence. Gare à celui qui m’en empêche. Mais, à l’époque, j’ai dû obtempérer.

Vocation de soldat

Pendant le divorce, mon père retourna vivre dans la maison de ses parents à Prosec, un petit village de l’est de la Bohême.
Chez mon père, cette grande famille traditionnelle se retrouvait autour de la table commune, entre plusieurs générations. La prière était dite avant le repas, guidée par la matriarche, ma grande mère paternelle. Une sorte de général autoritaire d’armée.
Dans mes souvenirs, ce qui se passait pendant le weekend devint un vide sidéral.

Ma mémoire ne me restitue que quelques émotions, comme la peur de l’autorité de la « vieille » pas aimable.

C’est après 40 ans que j’ai pu comprendre ce qui s’y tramait et découvrir ma façon de lutter contre la partie du Mal.

En arrivant dans sa maison, ne desserrant pas les dents, je refusais toute alimentation et toute conversation. À table après une bataille pour me faire avaler un morceau, la grande mère ordonnait mon évacuation pour laisser manger tranquillement le reste de la famille. Je n’en ai aucun souvenir précis, juste une sensation de malaise confus.

Mon père est allé voir finalement un psychologue qui lui suggéra de me laisser tranquillement vivre avec ma mère. Il a décidé d’abandonner la bataille et de cesser les hostilités. Mais, au prix d’une rupture totale et définitive, y compris avec moi.

Soyons plus lucides, mon père en avait surtout assez de résister pour plaire à sa famille. Quelque temps avant la finalisation de la procédure de divorce, il s’était trouvé une nouvelle copine, sa future femme. Mais, ma famille n’en savait rien. Il a enfin trouvé comment reconstruire sa nouvelle vie en tirant un trait sur une parenthèse de deux ans dont j’étais le seul résultat encombrant.

J’ai eu toujours le sentiment, à tort ou à raison, que notre famille a été le vainqueur de cette guerre et que je m’étais donc battue de bon côté. C’était un endoctrinement parfaitement réussi.
J’ai acquis à cette période sans doute une sorte de fureur de combattant pour cause perdue et ma vocation de protecteur des victimes présumées.
Depuis, la sagesse et le recul m’ont fait perdre beaucoup d’illusion sur la pureté des intentions des généraux.

Ne pas trahir son camp

Des weekends chez ‘l’autre’, le premier père, je revenais pourtant avec pleins de nouveaux jouets. Visiblement, ma grande mère le percevait comme une manière de me soudoyer. Elle se mettait en colère. Un jour, à ma grande stupéfaction, elle jeta dans le feu de sa cuisinière à charbon ma toute nouvelle acquisition.

Elle m’expliqua qu’il est hors de question qu’on m’achète avec des jouets.

Je me souviens encore comme si c’était hier de cette destruction traumatisante. Une perte, un sacrifice au combat. C’était une boite avec un comptoir en papier bleu, une poupée vendeuse et des rouleaux de tissu pour jouer à la marchande.

J’ai ravalé mes larmes, car je devais être du bon côté et participer à la bataille.

À l’âge de la cinquantaine, j’ai ouvert sur un coup de tête pendant cinq ans un magasin de loisirs créatifs. Je me demande si ce besoin d’y jouer à la vendeuse derrière un comptoir n’était pas au fond lié à cette vieille frustration.

En tout cas, il n’y avait aucune rationalité dans ce choix ruineux et autodestructeur de carrière. Et pourtant, j’étais toujours bonne en mathématique et en gestion financière. Cette boutique m’a coûté une grande partie des économies de ma vie. Mais, j’ai aimé réellement jouer à la marchande « pour de vrai » même à perte.

Pour revenir en 1964, à la période d’instance de divorce, ma grand-mère, avec son autorité matriarcale innée, avait pris le parti de sa fille. Et surtout, j’ai été sa première et son unique petite fille, un véritable trésor. Comme un dragon, elle faisait tout pour abattre l’adversaire et me sauver des griffes d’ennemi.

La famille de l’autre clan est devenue le symbole du Mal. À tel point que notre famille contournait au village la maison d’un parent éloigné de la famille paternelle, comme un nid d’espions. Toutes les photos de mon père indigne ont été éloignées de moi et détruites. Son prénom n’a jamais été prononcé devant moi. Il a été simplement effacé. Mais avec un sérieux bug. Mon nom de famille n’a pas été changé.

Le jour de l’incinération de mon magasin de tissu, je m’endormis avec un sentiment d’injustice mêlé de tristesse et d’incompréhension du monde des adultes. J’ai assimilé sans doute avec certaine douleur qu’en adversité, il fallait choisir un camp, ne jamais trahir et ne pas se faire corrompre. Ce n’était pas une éducation pour faire une carrière de diplomate, mais pour devenir un soldat ou un kamikaze. Tout cadeau était à partir de ce jour devenu suspect à mes yeux.

Quarante ans plus tard, je me souviens de ce fournisseur sympathique, qui m’avait invité à Paris à un concert de mon groupe préféré U2. Il n’a jamais compris mon refus obstiné des billets offerts. Je me suis traitée d’imbécile bien longtemps après ce fameux concert parisien que j’ai raté par mon entêtement « de ne jamais rien recevoir gratuitement ».

Pour faire gagner la guerre, il fallait trouver un bon motif de rupture.

Chaque semaine, mon père me récupérait le vendredi à la gare et me ramenait le dimanche soir à la même gare proche du village de mes grands-parents.
Ma mère venait me rechercher au train, c’était une petite marche d’environ trois kilomètres que tout le village avait l’habitude de faire en longeant le sentier du train. Ce n’était pas le chemin sécurisé par la compagnie de chemin de fer, mais le plus rapide accès à la station du train qui desservait les petites villes de la région. Ce chemin n’était toutefois pas recommandé aux enfants seuls, car il longeait les rails. Chaque matin et soir, le chemin était emprunté surtout par les travailleurs des usines de chaussures et de composants électriques. Deux entreprises qui étaient les principaux pourvoyeurs de travail d’une partie de villageois en dehors des coopératives agricoles locales.

Un soir, mon père rata le train et se présenta donc tardivement au rendez-vous à la gare. Ma mère n’était plus là, pensant à tort qu’il refusait de me ramener. Elle avait toujours peur qu’un jour, la famille paternelle me retienne de force. Elle est revenue à la maison des grands parents effondrée.
Une fois arrivée avec mon père à la gare, ne trouvant pas ma mère, il fallait trouver une solution. De peur de rater son dernier train de retour, le père me déposa simplement chez les amis de mes grands-parents avant de sauter dans le dernier train. Leur maison se trouvait à deux pas de la gare.

Cette famille a parfaitement organisé mon trajet chez les grands parents. Je m’en souviens pour une raison précise. Le ‘grand’ fils de la famille me plaisait énormément.

J’imagine qu’il devait avoir entre dix ou quinze ans. Ce ‘grand’ chevalier m’accompagna à pied sur les quelques kilomètres qui nous séparaient de mes grands-parents sur le chemin ‘interdit’ le long des rails.
Je connaissais bien ce chemin, mais je l’ai toujours emprunté avec un adulte. Là, ce fut une véritable aventure.

Au milieu du chemin qui longeait la voie ferrée se trouvait la vieille maison délabrée habitée par la folle du village. Toutes sortes d’histoires à se faire peur circulaient sur cet endroit nommé Cihelna, une ruine d’une ancienne briqueterie.

Je ne sais pas comment, mais cette balade nocturne s’est transformée dans ma tête en une aventure solitaire. J’ai peut-être proposé de rentrer toute seule aux parents de mon accompagnateur affirmant de connaître le chemin. Évidemment, personne n’avait laissé une petite fille de quatre ans longer des rails sur cinq kilomètres à la tombée de la nuit.

Cette métamorphose de la vérité dans ma mémoire fut sans doute provoquée par un bourrage de crâne astucieux de ma grand-mère. Mon prétendu retour nocturne solitaire sur le chemin de tous les dangers a été fabuleusement instrumentalisé dans le but évident de ternir la réputation du père.

Cette soirée fut le meilleur argument du dossier à charge contre mon père indigne. Il y figura une accusation impardonnable sur ce père immature.
Le fait reproché était en effet grave.

Il aurait abandonné un soir dans une gare une enfant de quatre ans à cinq km de son domicile. Simplement, pour ne pas rater son train de retour ! La petite fille brave dut retourner seule au milieu de la nuit, à travers la forêt remplie des gens dangereux de Cihelna, jusqu’à sa maison. Une histoire de Chaperon rouge croisée avec le petit Poucet. Sans doute, j’ai dû l’assimiler sous cette version au cas où on m’interrogea sur le sujet comme témoin au tribunal.
Je suis ainsi devenue une sorte de héros sans peur, un petit bout de chou qui comme un chien perdu, retrouve sa niche à l’odorat en bravant la nuit et les dangers mortels.

Une petite incohérence persistait dans ma mémoire. Le souvenir de ce bonheur de discuter avec un grand garçon pendant le chemin. Cette confusion mentale n’a été élucidée qu’à la naissance de mes enfants. Ma mère me raconta les péripéties de son divorce et avoua cette manigance.

Bien plus tard, j’ai compris qu’il est important d’entendre toutes les parties d’un conflit. La réalité n’est jamais si manichéenne que chaque faction essaie de vous faire croire.

Pendant mon enfance, l’épisode ainsi transformé à mon avantage, a été une source de fierté. Cette soi-disant bravoure a engendré chez moi une nouvelle représentation dans l’échelle des valeurs. J’ai ressenti clairement la valorisation que procure le courage et la prise de risque.
J’ai appris aussi probablement l’importance de rester fidèle à son camp.
Mais, j’ai aussi gagné une phobie du noir et je souffre du vertige au bord des rails.

Après le divorce et cette bataille de deux ans, nous sommes parties avec maman vivre à Prague. Je suis devenue définitivement une citadine pragoise partie pour des aventures dans un nouveau foyer.