Lorsqu’on comprend la valeur de l’information.

Au premier étage de la villa à Kosire, habitait une belle dame. Son prénom Ludmila sonnait à mes oreilles de manière exotique et solennelle. Pour un tchèque, c’est un peu comme Bérénice ou Ysolde …un petit côté royal.

Ludmila me laissait taper sur son un xylophone, un curieux instrument de musique encombrant son salon. Elle était belle et intimidante. Un nuage de tristesse enveloppait son appartement silencieux et meublé d’époque.  Aujourd’hui, je me demande encore qui elle était réellement. Avec son xylophone et ambiance d’un autre temps. Le monde communiste célébrait à cette époque plutôt la cuisine en formica.
À cette époque, une femme de son âge devait être mariée et avoir des enfants tout en travaillant. C’était la norme. Ma maman, un étage plus bas, était également hors norme. Elle ne travaillait pas et restait avec moi à la maison. D’ailleurs, elle s’ennuyait beaucoup, m’avoua-t-elle bien plus tard.

Ludmila est la seule personne dont j’ai un souvenir précis dans cette maison. L’oncle Victor, propriétaire de la maison, était pourtant marié. Le souvenir de sa femme est resté inexistant dans ma mémoire.

Il y a comme cela des gens qui passent à la trappe dans notre cerveau et d’autres qui s’y incrustent. Sans qu’on sache pourquoi, juste comme une résonance à nous-mêmes?

J’oublie toujours les gens trop lisses, mais je suis attirée par des gens qui ont des couches comme des oignons. Ludmila en faisait partie, mais j’ai été trop petite pour pouvoir enlever quelques couches. J’ai pourtant réussi un véritable exploit.

À défaut de trouver un mari à Ludmila, j’ai divorcé ma mère.

J’ai un vague souvenir des disputes de mes parents après les semaines silencieuses. L’intrusion de mon père dans notre vie chaque fin de semaine rompait le calme de la cohabitation paisible avec maman.

Je ne pouvais pas comprendre que le silence et la solitude pesait ma mère et distendait les liens déjà fragiles du couple.
Mon père, ingénieur, travaillait selon l’expression de ma grand-mère dans « l’électricité ». Il trouva un poste qui lui plaisait à Pardubice, une ville éloignée de cent cinquante km de Prague. Dans les années soixante en Tchécoslovaquie, un jeune couple ordinaire avec enfant ne pouvait pas se loger si facilement à proximité du travail. Mon père pouvait à la limite dormir dans un foyer pour travailleur en semaine, mais seul.
Les appartements manquaient et leur attribution se faisait au compte-goutte selon le bon vouloir d’une obscure administration d’État et souvent après des années d’attente.
De facto, nous étions tous soumis au régime d’attribution des HLM, mais sans aucune échappatoire possible.

Il restait des arrangements familiaux ou de rares transactions d’échanges entre personnes qui y trouvaient un intérêt réciproque. Sans un marché immobilier privé où l’offre est sans cesse renouvelée, il fallait s’adapter. Le marché immobilier du pays était totalement figé. Les communistes ont réussi à rendre l’immobilier réellement « immobile » !
Celui qui avait une attribution de logement le gardait généralement à vie.
Par conséquent, nombreux jeunes mariages se trouvaient pendant des années dans une pièce de l’appartement des parents, rêvant d’un foyer autonome. Que de divorces pour des mésententes entre générations ! Il était difficile d’avoir de l’intimité et de sortir de la dépendance parentale.
Ainsi, après le mariage, mes parents avaient déjà passé deux ans au premier étage de la maison de mes grands-parents à la campagne. Tout aussi loin du lieu de travail de mon père qui prenait le train matin et soir pour revenir dormir chez ses beaux-parents. Une seule pièce pour les jeunes mariés au premier étage de la maison familiale et tout le reste en partage avec les parents. Difficile pour ma mère de construire sa vie de femme autonome dans ses conditions.

La possibilité de sous-louer une grande pièce dans la villa d’un lointain oncle à Prague leur semblait donc un premier pas vers l’indépendance.

Sans doute, c’était avant tout le désir de ma mère pour quitter le petit village Radcice situé dans la Bohême de l’Est. Elle souhaitait surtout ‘revenir à la capitale’.
Avant son mariage, elle avait étudié la chimie à Prague et considérait de vivre dans le petit village natal comme un retour en arrière.
Deux années après ma naissance, le couple a donc déménagé pour Prague. Mais, pour mon père, le trajet quotidien s’est transformé en trajet hebdomadaire. Il n’y avait pas de train rapide à l’époque ni de l’autoroute. D’ailleurs, posséder une voiture était tout aussi difficile que d’avoir l’attribution d’un appartement. Il fallait des années d’économie pour avoir une vieille Skoda.
Toutes ces difficultés matérielles, l’éloignement hebdomadaire et sans doute des attentes différentes pour construire l’avenir ont entamé rapidement les liens fragiles du couple.

Le réparateur de chauffage providentiel.

Quelques mois après l’aménagement dans l’appartement à Prague, il fallait revoir le système de chauffage à gaz. Mon père commanda le service d’un spécialiste qui se déplaça en son absence pour faire la révision. Selon ses aveux tardifs, il se le reprocha encore des années plus tard. Car, il aimait assurément ma mère, mais la réciproque était moins certaine.

Le réparateur de gaz fut le coup de foudre de maman. Bien plus tard, elle m’évoquait parfaitement l’émoi incroyable à l’arrivée de mon futur beau-père sur le seuil de la porte de notre unique pièce de location à Kosire.
Elle me le racontait comme pour justifier l’inévitable. Imaginons donc ce grand homme d’un 1.8 mètre minimum, brun, ténébreux, sourire ravageur, dans un blouson en cuir et son casque de moto sous le bras surgissant à la porte de « maman Bovary ».
Je devais comprendre grâce à cette description l’irréversibilité de la situation.

Le souvenir de cette première rencontre avec Otto rendait son regard humide encore des années plus tard. Elle disait, tu vois, « il était comme un Marlon Brando brun. »

Ma mère avait l’habitude d’ajouter aussi un autre argument. Le père géniteur serait à peine plus grand qu’elle, les cheveux clairsemés, toujours mal à l’estomac et chroniquement fatigué. Alors que mon vrai père (le second donc, pas le géniteur)  était un Homme, avec un grand H.
Il est vrai que ma mère et mon beau-père se sont aimés depuis ce premier jour jusqu’à la mort de maman.

Nonobstant, avant de pouvoir convoler tranquillement, les deux amoureux ont dû divorcer chacun de leur côté. Ce qui n’était pas très courant et apprécié dans le début des années soixante, surtout avec un enfant à bas âge sur les bras.
En réalité, pour pouvoir obtenir ma garde, une guerre allait être déclarée et les combats allaient durer près de deux années.

La naissance de l’Autre

Le père géniteur était donc trop petit. Curieusement quand je l’ai rencontré 43 ans plus tard, j’ai découvert un très grand bonhomme maigre qui me dépassait de plusieurs têtes. Il faut toujours se méfier des interprétations des gens amoureux ou divorcés.

De même, la photo de leur mariage montre bien qu’il avait une tête de plus que ma mère. J’ai vu pour la première fois cette photo, quand j’avais 46 ans. Avant, il fallait se fier à la mémoire déformante de maman.
À la maison, on appelait mon père systématiquement du nom pas très précis et peu affectueux :  ‘l’Autre’.

L’Autre est devenu dans ma tête automatiquement le synonyme de mes génomes ratés. Ma personne hérita ainsi exclusivement nombreux défauts du père.
Il a fallu 43 ans avant que je puisse me faire une idée plus précise sur l’ADN complet qui me compose.
Il était d’ailleurs très compliqué de donner un peu de contenu positif à cette seconde moitié de l’ « Autre » de moi.

En attendant, j’allais donc avoir un nouveau père, un vrai Homme. Et il allait corriger mes défauts natifs.

Au début, il venait juste déjeuner. Et maman qui cuisinait comme un chef se dépassait.
Son seul pénible souvenir de cette période d’approche amoureuse concerne un potage. Ma maman y a fait tomber un cheveu sans s’en apercevoir. La honte de sa vie.

Heureusement, la réaction de mon futur papa a été forcément à la hauteur d’un acteur hollywoodien. En sortant le long cheveu de maman de son assiette et voyant son embarras, il essuya soigneusement le cheveu dans un mouchoir, l’enroula, sortit son porte-monnaie et l’y déposa.  Il affirma, fidèle à son image hollywoodienne qu’il gardera le cheveu pour se souvenir à jamais de ce repas inoubliable …
Comment ne pas craquer.

Les deux amoureux devant leur soupe ont oublié que je n’avais que 2 ans et toute mon innocence.
Un weekend, le père géniteur – nous pouvons l’appeler Miroslav – arriva à la maison, me pris dans ses bras. Comme le font les pères heureux de retrouver leur enfant, il me souleva et me fit tourner comme une toupie au-dessus de sa tête.

Toute contente, je m’exclamai : « Ouiii, tu fais comme Monsieur Herrmann avec maman ! «

Ma mère demanda par conséquent le divorce.

Comment ne pas se sentir à l’origine de ce nouveau départ.

Un premier exercice pour comprendre que l’information insignifiante pour l’émetteur peut changer la marche du monde, si elle a de la valeur pour son récepteur.