Je n’arrive pas à oublier l’image de ce jeune homme yéménite qui danse le rap au milieu des décombres. Un reportage très bien fait.
Je réalise d’un seul coup que mes enfants ont bien plus de proximité aujourd’hui avec un étudiant de Singapour rencontré dans un séjour d’Erasmus qu’avec leurs propres grands parents.
De même, malgré mon âge, ma vie est plus proche de celle de mes enfants que de la vie de mes parents.
Ceci est la conséquence de deux phénomènes : une grande accélération de l’histoire et les effets de la mondialisation.
Du fait de cette accélération la vie de mes parents dans un monde cloisonné et fermé derrière des barbelés est une sorte de préhistoire.
Ma vie a désormais sans doute plus de points communs avec une femme japonaise, singapourienne, espagnole ou canadienne qu’avec la vie de ma grande mère. Et c’est encore plus vrai pour la génération des jeunes de 20 ans.
Sauf que nombreux sont encore les gens qui ne le savent pas et vivent enfermés dans une communauté qui fait tout pour qu’ils ne le perçoivent pas.

Il n’y a pas si longtemps encore, et pendant plusieurs siècles, l’organisation humaines se façonnait en marquant surtout ses différences. Avec l’essor des Etats modernes, on a tracé des frontières. Les connaissances se propageaient assez lentement et restaient concentrées dans quelques pays riches de la planète, les pays appelés dans nos cours de géographie « les pays développés ».
Sans parler du ‘bloc de l’Est où les populations entières vivaient, pour certains, confinées derrières les barbelés pendant plus d’un demi-siècle (et c’est encore le cas en Corée du Nord).

La chute de l’Union soviétique a été un premier pas vers l’abolition des frontières infranchissables ‘politiques’ pour les millions de personnes, mais ce que depuis a produit la révolution numérique et la globalisation économique est fulgurant.
La propagation rapide de la connaissance et la création des richesses économiques massivement sur de nouveaux espaces de la planète, traversant sans entrave toute frontière terrestre est un changement abyssal.
Je suis en réalité heureuse de le vivre malgré une totale incapacité d’anticiper le futur.

Je ne me considère pas comme affolée devant les bouleversements actuels, mais responsable de porter la mémoire de ce monde d’avant, statique, enfermant et pénible à vivre pour une grande partie de l’humanité.

Mais sans naïveté pour le boulversement actuel. Je perçois aussi les énormes risques d’uniformisation et de radicalisation si on ne traite pas correctement de nombreux défis et des risques de la révolution numérique et de l’économie globale et financière mondiale.

Ce qui m’a toujours poussé à agir et à écrire sur le monde statique, gris et sans espoir, le monde que représente le pouvoir totalitaire, c’est le sentiment que si je n’essaie pas de le faire, on va oublier ou passer sous silence, ce qui doit être dit et fait.
Qu’on ne va pas comprendre que la tyrannie de la majorité n’est pas meilleure que la tyrannie d’une minorité, car cela reste une tyrannie.
Que de peur d’avancer vers un monde plus grand, qui brouille les repères pour tous, on se réfugie dans un clapier et dans la servitude.

Les binationaux, les expatriés et les réfugiés dont je fais partie étaient tous confronté par définition à la perte de repères pendant la migration, à des doutes identitaires, à des questions posées par le déracinement et notre nomadisme souvent forcé.
Nous avons expérimenté la difficulté et le bien-être du brassage de coutumes, de cultures et de traditions et le poids parfois difficile d’assumer notre différence et une souvent aussi de grandes angoisses existentielles et d’appartenance.

En cela nous formons une sorte de « clan des passeurs », capables de penser en plusieurs langues et communiquer avec des gens de différentes cultures. Mais nombreux parmi nous se sont aussi perdus en chemin.
Peut devenir « passeur » celui, qui a été capable de négocier correctement son mélange identitaire sans tomber dans la haine des autres, des revendications communautaristes , sans se noyer dans la nostalgie dévorante et passive qui guette celui qui se perd où qui se fatigue pendant ce voyage très éreintant.

J’ai impression que le monde aujourd’hui d’une certaine façon vit à l’échelle planétaire une angoisse de ce grand déracinement, des pertes de repères et du nomadisme mondial que chaque immigrant doit encaisser à titre individuel.

Alors, non la mondialisation ne doit pas faire peur, mais doit être bien négociée.

Effacer les frontières, en tout cas des frontières économiques et de communication, comporte un besoin de réfléchir et de redéfinir l’essence même de l’identité humaine, de l’appartenance humaine et en quoi consistent nos différences réellement utiles et enrichissantes et celles dont on peut se passer.

Il suffit de voyager un peu pour voir que jamais les hommes ne partageaient autant de choses en commun : les mêmes images, les mêmes films, les mêmes marques de vêtements, la même musique, les mêmes outils de connaissances et de communication, les mêmes vidéo, la même nourriture et les mêmes drogues.

Et, nous sommes naturellement très ambivalents face à cette évolution.
Nous sommes tous très contents de consommer moins cher, mais nous n’aimons pas les étiquettes made in China sur notre pull, nous adorons voyager librement, mais le riverain se rebiffe quand il y a trop de touristes dans sa ville, nous sommes curieux de goûter tout type de fruits et aliments exotiques, mais nous râlons sur les camions sur les routes. Nous acceptons les avantages de la mondialisation, mais nous nous braquons dès que nous sentons, souvent à juste titre, notre identité, notre confort ou nos traditions menacées.

C’est donc une véritable angoisse existentielle qui accompagne naturellement les changements de notre société qui ont un impact direct sur notre identité et bouleversent nos repères.
Il est important de bien saisir ce qui découle directement de cette angoisse d’appartenance :
– le risque incontestable et la peur d’uniformisation,
-la radicalisation religieuse,
– la radicalisation politique,
Les deux derniers font fonction de refuges protecteurs d’appartenance.

Le sentiment que nos identités traditionnelles auraient moins de sens où seraient menacées, pousse de nombreuses personnes à se réfugier dans la religion ou se complaire dans le rôle de victime d’un grand complot mondial avec la perception d’agression subi.

La première question qu’on doit se poser : qui domine le monde et qui s’y sent dominé.

Sur notre planète, la modernité est actuellement liée à l’occidentalisation et le progrès technique l’accentue. Le phénomène des GAFAM est réellement un point d’inquiétude légitime.
Mais si on oublie un peu de regarder du point de vue de la France, tout ce qui se crée de neuf est en majorité à l’image de l’Occident. Notre civilisation occidentale apparaît donc aux yeux des autres peuples nécessairement comme dominante.
Pour un Européen, plus on est moderne, plus on est en harmonie avec notre culture industrielle et notre économie déjà ancienne, pour les autres parties du monde, ceci signifie : « merci de s’adapter. »

Je me souviens qu’en agence de communication internationale où nous avions des budgets mondiaux déjà dans les années 80, tout le monde détestait de recevoir une campagne conçue par la ‘coordination internationale’, américaine de surcroit. On lançait immédiatement le combat ‘not invented here’ qui consistait à rejeter, bloquer, dénigrer et par tout moyen modifier la campagne ‘imposée’. Même si elle pouvait marcher et même si ces modifications représentaient des dépenses inutiles.

La réceptivité au changement, à la modernité ou à la pertinence d’une idée nouvelle n’est pas vécue de la même manière si la culture qui apporte cette modernité est perçue comme dominante. Pour un Français le dominant sera américain, pour un congolais il sera ougandais, pour un tchèque russe, pour un irlandais l’anglais, pour un coréen japonais…la liste sera sans fin.

Recevoir de l’autre (même ce qu’on convoite) dans ces conditions est généralement vécu comme un abandon d’une partie de soi, douloureux pour son ego et accompagné de sentiment d’humiliation et d’amertume.
De là, il y a un pas à vouloir affirmer par tous les moyens sa Différence. Et brandir cette différence parfois par les symboles souvent totalement archaïques.
Les groupes d’individus s’expriment fréquemment au travers des symboles d’appartenance (costumes, rites, bonnets, pins, drapeaux, chants, danses). Rappelons-nous de toutes les discussions très animées autour du port de voile. Donner le sentiment de se renier dans son appartenance a fait ainsi exploser le port de la burka ou de la kippa et l’affichage ostentatoire de tous les symboles religieux.
La mondialisation en France est souvent perçue par les français comme l’américanisation qui nous fait perdre notre langue, notre culture, notre cuisine.
Souvenez-vous des débats sur le « poulet américain » pendant la signature du TTIP alors qu’il s’agissait en réalité d’échapper aux normes chinoises. Impossible de faire entendre la raison aux activistes. Ces accords étaient dans notre intérêts, Trump ne s’est pas trompé d’ailleurs en les abandonnant vite fait.
Alors imaginez comment est perçue la mondialisation dans une culture non occidentale, africaine ou dans un tout petit pays comme était le mien.
Ou comment le vivent les Polonais, pendant 50 ans confinés derrière une frontière infranchissable, quand d’un seul coup ils se trouvent exposés à la déferlante occidentale et mondiale et considérés comme les sous hommes mal habillés en Grande Bretagne.
Et dans des pays en Afrique où, aux yeux du monde occidental, tout ce qui est produit, les écoles, la classe politique, les hôpitaux sont de mauvaise qualité, corrompus et inefficaces. Où la religion est perçue comme archaïque, la médecine locale ridiculisée, la langue est ignorée par tout le monde. De quoi ressentir une blessure. A la fois le désir de s’en sortir, mais aussi la rage et une humiliation.
Imaginez encore plus le cas d’un jeune égyptien doctorant avec qui j’ai eu récemment une discussion sur ce thème :
Le marxisme, il en a vu l’échec dans son pays. Le nationalisme arabe a donné des systèmes corrompus et autoritaires.
Rêve de l’occident, à défaut d’appartenir à la caste liée au régime qui a les moyens de reproduire le modèle en Egypte, est inaccessible. Où cela passe par l’émigration au risque d’y perdre la vie et d’être pris en Europe pour un moins que rien.
Et si vous êtes dégoûté des inégalités, du chômage, de la corruption et surtout de l’absence de perspectives dans votre pays, il est facile de se tourner vers la spiritualité qui propose un déchiffrage simple de la réalité complexe et finalement rester prostré et manipulé par un imam rassurant.
Le problème actuel est que l’occident ‘dominant’ doute aussi de son propre modèle, car il n’a pas réussi non plus à apporter les solutions à tous les problèmes économique et sociétale : chômage, pauvreté, criminalité.
L’Europe a peur de se faire dépasser par l’Asie et envahir par l’islam. Du coup, certains parmi les européens ont une fâcheuse tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain et lorgner vers les régimes moins démocratiques et plus ‘régaliens’.
Vers quoi donc peut-on se tourner lorsque, selon l’expression d’un des jeunes brillants avec qui j’ai pu parler récemment, « La terre s’ouvre sous nos pieds, il faut sauter, mais personne ne sait où nous allons atterrir ? »
Pour sauter dans ce vide, il faut probablement un parachute.

Si l’occident domine encore le monde d’aujourd’hui et possède un bon stock de parachutes, comment font ceux qui n’en ont pas du tout ?

Les quatre stratégies de replis protecteur des personnes accrochées au bord du précipice et sans parachute, sont des religions radicales, des mouvements identitaires, la méfiance maladive et le retour dans le passé.
1. La religion fondamentaliste répond à un besoin de sécurité intellectuelle et existentielle.

L’angoisse existentielle explique en partie sans doute la redécouverte de la religion y compris dans leurs versions très orthodoxes et extrémistes. C’est comme si la religion devenait l’aspect le plus important de l’identité pour de nombreuses populations.
Pendant toute une période, de nombreuses personnes dans ma jeunesse se définissait plus par l’appartenance à une nation et une classe, la classe « prolétaire », la classe « bourgeoise ou à un parti, communiste, gaulliste, mitterrandiste.
Pour les populations qui bougent, des immigrés qui perdent les repères de classe et de pays, la religion est par nature transnationale. Amin Maalouf écrit dans son livre magnifique ‘les identités meurtrières’ que la religion leur apparaît comme un moyen plus universel que l’appartenance à une race, un group social, un pays ou une région. Elle est perçue comme un ciment, plus sûr que la nation, la région, la classe, le parti et parfois même le sexe. Voilà une solution identitaire pas chère pour les nomades modernes ?

  1. Mouvements identitaires politisés
    Je pense que pour certaines populations sédentaires, très statiques, très ancrées dans une culture locale, fonctionne de manière analogue au fondamentalisme religieux, la « lutte pour l’appartenance identitaire régionale ». C’est dans cette logique que s’inscrivent aussi tous les mouvements régionaux, les réveils des indépendantistes corses, catalans, sudistes, wallons, moraves et lombards…et tous les groupuscules identitaires nationalistes.
    Leur combat est évidemment aussi utile lorsqu’il s’agit de préserver une diversité culturelle et des langues. Comme dans la protection des espèces, il faut parfois investir pour ne pas voir disparaître un panda.
    Le problème est qu’on glisse vite vers les revendications politiques nationalistes, une lutte activiste pour le pouvoir local dont la principale motivation est l’intérêt fiscal et économique de quelques clans. Au détriment de la lutte savamment affichée pour la diversité et la variété des cultures mondiales.

Les meilleurs candidats à la radicalisation politique et religieuses sont les pays où rien ne marche.
Les impasses, les problèmes non résolus apportent un manque de perspective angoissant. Et les nouveaux médias numériques facilitent la possibilité de se comparer plus facilement à la réussite des autres.
Quand les dirigeant d’un pays n’arrivent pas à résoudre les problèmes importants, c’est le moment que surgissent les solutions radicales, car elles simplifient la complexité.
C’est quand les dirigeant nationalistes et laïques des pays arabes comme l’Egypte, la Lybie, la Syrie, la Tunisie sont arrivés à l’impasse et ont produit des systèmes corrompus et inefficaces que la partie déçue de la population commençait à prêter l’oreille aux discours du radicalisme religieux des islamistes.
Et faut-il citer la conséquence de l’impasse de nombreuses dictatures africaines ou des régimes mafieux des Amériques latines et de l’Asie mineure qui attirent comme des aimants des gourous extrémistes?

  1. La peur existentielle démultiplie la méfiance :
    Ce que je trouve très caractéristique de notre époque, c’est la méfiance. Elle se mue aussi souvent vers les théories conspirationnistes. Les populations se méfient de tout et c’est très à la mode d’exprimer la méfiance envers la politique, les média, les idéologies, la science, la médecine, les entreprises, les enseignants, la police, le migrants, la nourriture et même les pompiers.
    Impossible de ne pas penser à Friedrich Nietzche : « Esprit de contradiction, fredaines, méfiance joyeuse, raillerie sont signes de santé ; toute forme d’absolu relève de la pathologie. » et à Andrei Stoiciu « La méfiance est la sagesse des faibles. » .
  2. La stratégie du retour en arrière, la nostalgie du passé:
    Il est de bon ton de se battre de manière pathétique contre la ‘mondialisation’ et ‘la technologie’ et l’américanisation’’ et se réfugier dans les religion absconses et paternalistes et toutes sortes d’attitudes réactionnaires et souvent complotistes.
    Au nom des religions qui débordent totalement le cadre spirituel et dictent le moindre geste quotidien , les hommes refusent les vaccins, ne peuvent pas appuyer sur un bouton électrique, s’ interdisent telle ou telle nourriture et décrivent en détail les habits des femmes, interdisent d’écouter la musique et aux femmes de s’assoir sur la même banquette que des hommes dans l’autobus.
    Les religieux orthodoxes créent des règles précises dans le moindre détail de la vie quotidienne où rien n’est laissé au hasard et à l’initiative individuelle. Dans ce monde nouveau et incertain, chez eux tout est tracé au millimètre près et bien expliqué par le rabbin, le prêtre, l’ayatollah ou l’imam, ah, contre un don à la communauté. Et si on suit la règle, on est sauvé. Et si on paie, c’est le paradis. Ici, aucune place à l’angoisse de l’appartenance, elle est étroite, précise, on ne se mélange surtout pas !
    Les solutions extrêmes se trouvent aussi chez les laïques avec son cortège d’angoissés du progrès, qui par réaction, adoptent la pratique ésotérique, la lithothérapie à base de bétafite radioactive, la nourriture exclusivement composée de graines, les billes en bois à la place de lessive et refusent le vaccin de la rougeole, en réaction à la mal bouffe et par peur de se faire manipuler par un laboratoire mondial malfaisant.
    Se réfugier dans le passé, refusant tout progrès de la science, croire qu’on va nourrir la planète demain en faisant le retour à la terre comme au Moyen âge, adoptant les recettes de gourous pour se soigner comme quand la durée de vie moyenne était de 30 ans, tout ceci serait donc un dénouement de tous les problèmes et la solution d’avenir.
  3. Le rejet de l’hégémonie américaine qui est l’unique diable responsable
    La mondialisation serait donc un moyen d’imposer à tous l’américain « way of life ».
    C’est une vision qui date aussi beaucoup de la guerre froide, en tout cas en Europe.
    Mais, le monde non occidental perçoit depuis longtemps le risque d’hégémonie de toute la civilisation occidentale chrétienne avec les Etats Unis comme le chef de la troupe qui impose son modèle au reste du monde.
    De facto, notre modèle économique et politique basé sur l’universalité des droits est sans aucun doute le modèle « dominant » depuis pas mal de décennies.
    Mais en même temps, la mondialisation qui a enrichi l’Asie et le reste du monde a aussi affaiblit des Etats Unis et l’Europe. Nous sommes dans un monde multipolaire.
    Le risque, que les pays non occidentaux soient obligés de se renier pour accéder à la modernité existe, mais cette peur est aussi partagée par de plus en plus de monde.
    En échange, notre monde occidental a peur d’être submergé par l’islam.
    Comme j’ai écrit plus haut, pour les Français le dominant est l’Américain, pour un tchèque c’est le Russe. Et pour un Marocain et un Tunisien probablement le Français. Tout est une affaire de perspective.

Si on impose effectivement de manière hégémonique notre modèle, il y aura des rejets violents et souvent même suicidaires. Sans réciprocité, on va échouer.
Bafouer, diaboliser, dévaloriser ce qui ne fait pas partie de notre identité est le meilleur moyen de provoquer les réactions violentes.
Mais, on peut aussi assumer qu’on n’envisage pas tellement avec enthousiasme que notre modèle basé sur l’universalité des droits puisse être remplacé par la charia.
Donc va pour rester « dominant », mais peut être avec un peu plus de respect et réciprocité en évitant les autres à suivre exactement le chemin qu’on a décidé de tracer pour eux.

  1. Tendance à la victimisation
    D’être perdu, de ne pas comprendre, de ne pas arriver à suivre conduit aussi souvent à adopter les comportements de victimes.
    Les hommes s’enferment dans un rôle de victime du capitalisme, des banques, du néolibéralisme, des élites déshumanisées, de l’occident individualiste, de l’Amérique profonde, de l’autre mal élevé et sauvage, des médias vendus, de la technologie Big Brother ou du nouveau scoring de Facebook. L’homme se barricade, recroqueville, rumine et n’avance plus. Et pour certains cela conduit à la violence suicidaire ou ordalique jusqu’aux actes terroristes. Chaque terroriste se considère d’abord comme une victime.

Que peut-on trouver comme modèle qui nous fasse rêver ?

Une vision réellement humaniste, d’une appartenance analogique, multiples et libre. Celle qui fasse rêver et qui fasse oublier les combats destructeurs. Un monde qui nous permettrait de faire partie d’une communauté affective, enveloppante et protectrice, tout en abolissant les frontières et s’ouvrant à la mixité.
Un monde où la religion n’est pas un ciment des guerriers ethniques et identitaires et qui accepte le besoin de la spiritualité multiple d’une grande partie des hommes.
Il doit y avoir un chemin pour assouvir le désir de l’universalisme et refuser l’uniformité.
En jonglant comme un équilibriste entre ce désir de l’universalité et le refus de l’uniformité, l’évolution rapide et la prudence sage.

Allons-nous vers plus de similitudes alors que la mondialisation apporte aussi plus de brassage ?
En dehors des risques de radicalisation qu’on a évoqué précédemment, regardons donc un peu le sujet de l’uniformisation mondiale.
Il faut peut-être se poser la question des priorités dans la bataille contre l’uniformité.
On peut dire que si l’universalité des valeurs signifie les droits à la dignité d’une personne peu importe le sexe, la religion et la couleur, qu’il s’agisse donc des droits fondamentaux, il serait parfaitement agréable de les voir gagner de manière universelle sur la planète et tant pis, si on porte la même couleur de pull.
Nous en sommes de toute façon encore loin.
Aujourd’hui encore, nombreux sont les pays où au nom d’une religion ont défend les droits discriminatoires envers les femmes ou les homosexuels. On n’empêche des gens d’accéder aux soins ou on pratique des adoptions des enfants comme si on achetait une voiture dans un magasin, on crée un système de justices selon le porte-monnaie de chacun et on accepte encore l’esclavage.

Parallèlement, nous pouvons toujours nous battre aussi contre une uniformisation intellectuelle et artistique, appauvrissement créatif et relationnel, l’infantilisation et les excès de consumérisme ou la sauvegarde de certaines traditions locales. Mais sans en faire l’enjeu N°1 et inverser les priorités.
Il en faut pas se tromper des priorités. Le premier point, l’universalité des valeurs, les droits fondamentaux est un enjeu bien plus vital.
J’ai pu dans mon pays communiste chanter les champs folkloriques et porter les costumes moraves, nous avions un état respectant nos deux langues nationales et s’était même très bien vu d’affirmer son attachement au folklore régional, mais cela n’était en aucun cas ce qu’il nous rendait la vie acceptable.
Nous étions bien chez nous, en sécurité, planqués derrière les frontières, tous 100% blancs et chrétiens, c’est visiblement le rêve et le slogan de nombreux partis nationalistes. Cela non plus ne suffisait pas.
Et nous consommions que la production locale, car nous n’avions pas les moyens de commercer avec les pays qui produisaient autrement. Non plus la panacée…
Et pourtant on retrouve encore ces thèmes dans les programmes de nombreux hommes politiques et groupements activistes.
Nous aurions échangé toutes nos traditions, frontières et costumes folkloriques contre la liberté de respirer.
Il n’est pas paradoxal du tout, qu’aujourd’hui, ces pays à l’identité encore fragile, peureux, trop longtemps enfermés, dominés, votent avec de petites majorités pour ceux qui prônent à nouveau ‘on est chez soi’. La peur et l’oubli.

C’est pourquoi il ne faut jamais oublier que la tyrannie de la majorité ne vaut pas plus que la tyrannie de la minorité.
Et la tyrannie de l’inquiétude et de la peur et de la frilosité est une des plus pénible et dangereuse.
Si on se remets à la pesanteur du nombre des angoissés, c’est comme les émissions de prime time, c’est généralement bétifiant, lénifiant ou vulgaire.

Le risque d’uniformité et de la massification est comme un verre à moitié plein et à moitié vide. On s’en fou. Ce qui compte, c’est si l’eau contenu permet d’étancher la soif.
Aujourd’hui, la société compense par l’individualisme souvent excessif et au foisonnement de tous les possibles le risque de la massification.
Par ailleurs, nous avons une conscience bien plus grande de nos droits individuels (pas toujours assez de nos devoirs).
Les nouveaux médias nous donnent aussi plus de moyens de se faire entendre.
Il est donc fort probable que ces tendances confluentes s’équilibrent à terme.
Se sentir submergé est normal. Se laisser aller non. Et combattre toute configuration de la tyrannie et de servitude, c’est vital.
Une humanité libérée est un concept universel et aussi un besoin universel.
Dans le passé, d’ailleurs assez récent, sans succès imposé avec les armes par l’Occident. Mais, cela reste néanmoins, dans l’absolu une aspiration de chaque humain.
Le problème est qu’il ne faut pas le conditionner à l’abandon des identités multiples, des singularités des populations et contrarier l’unicité individuelle de chacun.

Alors quel modèle pour le monde de demain ?
Plus les acteurs sont nombreux et libres, plus le futur est imprévisible. Mais nous avons le choix d’avoir un futur basé sur la liberté limitée par le respect de l’autre ou sur la servitude à un tyran autoritaire. Nous pouvons aller vers le monde meilleur ou moins bien.
Je considère que toute identité autre que multiple est à terme trop étroite pour l’homme : une ethnie, une race, une région, un pays, une communauté religieuse, une langue. Ces sujets ne devraient pas faire l’objet de bataille, de l’interdit, de l’humiliation et de choix binaires et imposés.
Qui dit imposé, il faut donc comprendre aussi « imposé » même par une majorité. (Sinon, il faut relire Camus.). C’est donc la multiplicité et non la similitude dans un cadre de droit universaliste qu’il faut viser. Et c’est tout l’inverse du communautarisme à base de quota.

Similitude, brassage, quel avenir ?

Ma propre identité s’est construite sous la contrainte de ma vie d’exilé depuis longtemps à l’image de ce que devient le monde : mélange de cultures différentes, vivant des périodes politiques différentes, des régimes économiques différents, passant par les classes sociales différentes allant de pauvre immigrée au cadre dirigeant de CAC40, salariés, entrepreneur, chômeur, enfant de famille multiconfessionnelle, dissident, épouse, mère, amie, jonglant avec plus ou moins de bonheurs avec six langues et vivant dans plusieurs pays.
Tout ceci fait partie de mon identité et il n’y a aucune raison qu’on m’impose d’en enlever ou d’ajouter, même par un référendum populaire.
Je fais partie depuis longtemps de transnationaux, de multilingues, des globetrotteurs, de trans- classes et aussi de déracinés, de ceux qui se sont posés mainte fois la question d’appartenance et d’identité avec angoisse.
A l’échelle d’une vie, l’appartenance multiple peut se traduire de différente manière.
Le vivre comme une faiblesse et blessure jamais refermée, comme une humiliation fréquente et mal digérée, comme un combat permanent plein de haine, comme une rage violente d’affirmation de notre différence mal acceptée, comme un enfermement dans une vie pleine de nostalgie ou, tout simplement, d’en faire une force et un mode de vie.

Comme disait toujours mon mari : « je crois que l’avenir est celui des batards ! Regarde nos enfants. »