À cause du port du masque et de la pandémie, vous êtes désormais comme moi. Vous aussi souffrez peut-être de prosopagnosie. Selon une étude canadienne, un pourcentage important de personnes ‘normales’ obtient les mêmes résultats aux tests de reconnaissance de visages masqués que les 3% de personnes souffrant de ce défaut neurologique.

Je pâtis de prosopagnosie depuis l’enfance. Il s’agit d’une forme d’agnosie visuelle qui ne me permet pas de mémoriser et de reconnaître les visages des personnes déjà rencontrées.
J’ai non seulement une grande difficulté à retenir les visages, mais aussi y associer les noms.

Nous sommes entre deux et trois pour cent à avoir ce défaut neurologique. Nombreuses sont les personnes jamais diagnostiquées.
Elles croient souvent que tout le monde fonctionne comme eux et qu’il s’agit d’un « petit problème » de mémoire ou de concentration.

Je me suis blâmée pendant des années pour ce supposé défaut ‘d’attention’ avant de comprendre l’impossibilité réelle de mémoriser ce que mon cerveau n’enregistre pas comme il se doit. Par conséquent, il ne peut pas le restituer sans un sérieux coup de main. Ce processus que j’appelle le ‘non-encodage’ n’est pas encore tout à fait compris. Les scientifiques proposent de multiples interprétations de la séquence déficiente.

Ils existent en plus différents degrés et origines de la prosopagnosie. Pour ma part, je n’ai heureusement jamais eu des difficultés à reconnaître mes proches. Mais, en dehors de la famille ou quelques amis très fidèles, les autres personnes qui ont fait partie de ma vie se résument à des indices vestimentaires, posturaux ou contextuels. Je peux ainsi associer avec difficulté un prénom uniquement à des éléments indépendants du visage.

Je me souviens des événements, discussions, émotions ou activités, mais, sans visage et sans nom associés dans 90% de cas. Comme de nombreuses personnes atteintes de prosopagnosie, j’ai dû développer des astuces de mémorisations qui sont souvent liées au contexte de la rencontre. Ce qui n’est pas évidemment toujours efficient lorsque la personne se présente en dehors de la situation habituelle.

Il est facile de passer pour un lunatique, prétentieux, hautain ou mal élevé lorsque vous ne dites pas bonjour à la voisine rencontrée deux rues plus loin de votre immeuble, alors que vous la saluez sur votre palier depuis cinq ans. Elle ne peut pas imaginer que son visage m’est totalement inconnu encore aujourd’hui et que mon cerveau ne puisse pas capter les éléments liés à la reconnaissance visuelle de ses traits. Il s’agit en réalité d’une partie bien spécifique du cerveau qui gère la reconnaissance visuelle des visages.


C’est tout aussi gênant de prendre pour un inconnu un collaborateur dans un autre étage que celui où se situe son bureau habituel. Le flex-office est un désastre pour une personne souffrante de prosopagnosie. C’est le meilleur moyen de perdre tous les repères spatiaux qui vous aident à nommer les personnes associées dans votre mémoire à un espace précis.

Il était difficile à faire comprendre aux autres personnes mon incapacité à mémoriser leur nom. Ils constataient que j’avais une excellente mémoire visuelle pour toute autre chose, une grande capacité à apprendre de nouvelles données et surtout une facilité pour capter sur les visages toutes les émotions.  Généralement, les personnes vous disent « moi aussi, je mémorise mal des prénoms ». Or, il ne s’agit pas d’un problème de mémoire, je peux réciter comme un poème des centaines de prénoms, mais simplement je ne peux pas les lier à des traits d’un visage.

Les chercheurs ont développé un test pour mesurer les capacités et les défaillances auprès des personnes souffrant de prosopagnosie. Sur une échelle entre un à dix avec le niveau normal situé à cinq, mes résultats sont extrêmes. J’obtiens deux points dans l’exercice de reconnaissance de visages, inversement pour reconnaître une émotion d’un visage, j’obtiens neuf points sur dix.
Le défaut de reconnaissance des visages est indépendant de la mémoire et parfois associé à une capacité supérieure à percevoir les émotions et expressions.

Dans une soirée, je devais toujours demander à mon mari de me rappeler les personnes présentes et discrètement leurs prénoms. En revanche, je savais parfaitement lire dans les yeux, capter la gestuelle, les expressions faciales et les modulations de voix. J’emmagasinais les signes non verbaux, comme si mon cerveau devait compenser le manque de captation des formes du visage par une attention supérieure aux autres informations. Je me trompais rarement sur ce que la personne en face de moi pensait, mais je ne savais pas la nommer ni reconnaître son visage.

La maison est mon datacenter de visages

En relisant les premiers chapitres du livre, souvenirs rédigés d’abord pour mes enfants, j’ai réalisé que je suis particulièrement prolixe sur le descriptif des différentes maisons où j’ai vécu. Mes différentes maisons sont de véritables réceptacles des séquences de ma vie et fonctionnent comme un stockage de mémoire vive qui relie les événements aux personnes.

J’ai des souvenirs assez précis d’environnement, des événements et discussions dans les lieux précis.

Vous allez me dire qu’il est logique que la maison puisse revêtir une signification particulière pour un exilé. Après mon départ à l’âge de vingt ans en l’an 1981 de la Tchécoslovaquie, trouver une « maison » était une condition de survie en France.

Et, comme de nombreuses personnes réfugiées au passeport d’apatride, j’ai perdu ma maison d’enfance dans les circonstances liées à l’histoire du pays et de la famille.

Mon désir d’enracinement banal et vertical m’était interdit. Mes racines sont devenues comme rhizomiques à force de déménager et semer les graines sur mon chemin pour fabriquer de petites attaches.

Comme une racine rhizomique, je m’adaptais toujours facilement au terrain pour survivre.
Si je pouvais, j’aurais voulu posséder des centaines de maisons dans tous les pays du monde. Simplement, pour démultiplier ces points d’accrochage comme autant de chances de survie. Dans tous les pays visités, j’ai toujours imaginé de manière très précise l’endroit où j’aurais pu m’installer ‘au cas où’.
Pensant à cette obsession de maison, il est tout à fait possible qu’il existe toutefois aussi un lien avec mon handicap invisible, ma prosopagnosie.
Une maison est un formidable référentiel contextuel. Toute personne qui s’y attache dans mon souvenir s’y fixera éternellement. En dehors, elle perdra son visage.

La maison est une galerie de portraits et c’est mon fixateur de souvenirs.

Les maisons m’évitent de flotter au milieu des visages d’inconnus.

Elles me permettent de m’appuyer aux murs pour y fixer comme sur les cimaises des visages des êtres qui ont peuplé ma vie.
Une maison est un écrin de mémoire où j’ai entendu et retenu des phrases et opinions importantes, autant de points d’ancrage de mes convictions et actions.

Ainsi, mon récit associe mes apprentissages de la vie et des hommes aux lieux et aux maisons. Mes yeux sélectionnent autrement des informations pour voir le monde que la grande majorité des personnes.

Les fondations de ma personnalité ont été fabriquées dans une villa, puis un HLM à Prague. Mon goût de la liberté et du commandement provient d’une distillerie construite par mon grand-père dans un petit village de la Bohème de l’Est. Mon éducation a été peaufinée dans les appartements anciens des quartiers de Branik et de Vrsovice à Prague.  Ma vie d’adulte est liée à Paris, mais aussi à de petits villages de l’Aisne et des centaines de coins que j’ai pu parcourir pendant des décennies un peu partout sur la planète. J’ai appris à me méfier de mon cerveau. Nous avons tous une tendance à trier et à travestir les faits a posteriori. Mais, à travers le souvenir d’une maison, la justesse de mes souvenirs me semble plus solide.