Voir un secteur professionnel disparaître en 10 ans à peine, englouti par la révolution numérique est une expérience humainement riche et touchante. Je l’ai observé pendant plusieures années de l’intérieur.
Ce week-end end, je suis en Allemagne chez mes partenaires grossistes et je fais un dernier saut au salon européen à Francfort, Creative wold, pour faire mes adieux à mes connaissances.
L’entreprise familiale allemande de mon partenaire préféré est dans un petit village depuis 50 ans et mène sa barque avec succès dans le domaine de Hobby art. Ce grossiste est devenu fabricant et exportateur vers toute l’Europe. Il organise la présentation de sa nouvelle gamme une fois par an de manière très professionnelle en invitant les revendeurs de tous les pays sur place.
En 2010, à la sortie de l’avion à Stuttgart, un grand car affrété pour l’occasion attendait les revendeurs français, dont la majorité furent des commerçants indépendants. Il fallait débourser 120 euros pour 3 jours de festivités, d’ateliers techniques, de présentations et d’échanges . C’était le moment d’acheter les nouveautés de Noël en juin et d’été en hiver.
Je fus souvent la seule participante construisant mon activité d’ e-commerce au milieu de ce monde bigarré de marchands venus de toute la France que j’ai fini par bien connaître.
Cette année , à la sortie de l’avion, un véhicule privé d’un collaborateur nous attendait. Nous étions uniquement deux visiteurs français. Les deux 100% web.
Les indépendants ont tous rendu leurs tabliers entre 2010 et 2018, souvent après des années de vaches maigres et d’essais de réorganisation où ils ne se payaient pas un salaire chaque mois de l’année et avançaient inexorablement vers la fermeture.
Au mieux, vers la vente à perte des murs de ce que représentait non seulement leur gagne pain, le travail acharné de leur vie, mais aussi le seul capital retraite et de surcroît le seul revenu pour les couples mariés.
Restent actuellement encore quelques franchisés, qui après multiples restructurations, rachats, écrémages ont passé par exemple de 80 à 12 le nombre de points de vente viables.
Mais, les français ne viennent plus souvent aux manifestations.
Les franchisés ne peuvent pas rentabiliser 150 euros de frais actuels + 3 jours de salaires pour un déplacement (de plus pendant le we) pour un collaborateur salarié. Les gérants n’ont pas le moyen de participer, faute de temps, chaque jour d’ouverture (a fortiori un samedi ) compte dans leurs bilans fragiles.
Nous étions donc que deux femmes de France.
En réalité, je suis en train d’organiser la reprise de mon activité et sa transmission pour passer à autre chose après 9 ans.
C’est mon cycle naturel. Je n’ai jamais dépassé 9 ans dans le même travail et le même secteur. Je n’aime pas gérer le connu. J’aime défricher l’inconnu.
Ça me coûte toujours souvent cher et cela consomme beaucoup d’énergie. C’est parfois comme avancer sur du fil de rasoir. Ou faire de la montagne russe. Mais, c’est ce qui me permet de garder l’enthousiasme de l’éternel recommencement et éviter l’ennui.
C’est donc sans doute ma dernière visite en Allemagne pour faire le tour chez mes partenaires. Demain, je leur dirai au revoir à Francfort pendant le grand salon annuel européen du secteur.
J’y verrai sans doute quelques acheteurs de grands groupes comme Cultura.
Mais, plus beaucoup de commerçants indépendants français. En tant qu’acheteur, ils ne pèsent plus rien.
Le monde du commerce est concentré à tous les niveaux, les produits standardisés du 20/80 , la même tendance couleur et le même motif licorne et cactus seront sur tout objet en 2018, made in China. Mais pas cher.
Flat rate bien négocié par le CostKiller de la centrale d’achat de la Supérette de Loisirs Créatifs Associés pour offrir à l’acheteur « averti », adorateur de good deal, une belle tête de gondole avec les boîtes à mouchoirs « à décopatcher » à prix fou. En 2018, forcément avec motif licorne ou feuille de plante exotique.
Idéal pour organiser l’anniversaire du dernier petit et éviter que les têtes blondes s’ennuient en jouant, tout est donc parfaitement organisé par les parents à grands frais . Il faut des objets à peinturluler qu’on jette ensuite.
Le motif hérisson sera soldé à 70% pour retrouver le cash-flow manquant pour l’achat de la licorne. Car le consommateur voudra cette année la licorne. Hérisson est un has been de 2017. Déjà à la poubelle.
Livraison des licornes sera faussement gratuite, réalisée par le transporteur essoré du dernier hub robotisé avec le chauffeur local entrepreneur individuel uberisé qui cherche sur waze l’adresse et ne sait pas comment entrer dans l’immeuble et n’a pas le temps de chercher.
Nous avons ce que nous méritons. Nous croyons encore à l’existence des licornes magiques en modèle discount.
J’ai gardé comme une relique d’un autre temps pendant 7 ans un petit point de vente en centre ville ( à perte) tout en développant mon nouvelle activité numérique comme un observatoire vivant de la petitesse et de la grandeur de l’humanité .
Quartier aisé, style cadre sup. fatigué et mère organisatrice d’anniversaires « extraordinairement créatifs » pour de nombreuses têtes blondes « tellement surdouées et « en avance » qu’il faut masquer les indications d’âge sur la boîte pour éviter de vendre que la gamme professionnelle aux bébés de 2 ans.
J’ai supporté le consommateur averti et négociateur lorsqu’il m’expliquait que vendre cette boîte à 3 euros « c’est abuser « .
Que la pâte Fimo chez Cultura était à 2 euros TTC et donc » c’est gonflé de vendre 2.50 TTC, c’est tout de même 25% plus cher »….Disons que je l’achète 2.20 TTC et j’ai des frais.
Et en silence, je rumine « Cassez-vous donc chez Cultura avec votre voiture et marmaille nombreuse et payez l’essence. »
Un vieux problème du commerce indépendant?
Mais pas seulement. J’ai découvert aussi cette inculture économique généralisée, de ceuxi qui ne savent rien du modèle économique de leur propre gagne pain.
Le manque du respect du travail des autres et particulièrement de ceux qui ne comptent pas leurs heures, ne bénéficient ni de chômage , ni de congés payés, ni de retraite décente.
J’ai entendu souvent la croyance primitive de la richesse facile du commerçant riche qui « se fait la marge » sur le dos de ses clients comme, si son seul but honorable devait être le dépôt de bilan et l’échec .
Le reste des cours du primaire sur les guildes du Moyen âge, sans doute.
Nombreux sont ceux qui n’imaginent pas une seconde le coût réel de chaque mètre de linéaire d’une marchandise en ville.
Le vol est aussi courant et facile, car le commerçant « s’y retrouve quelque part », paraît -il.
Il n’y a pas de petites économies.Le vidage de la boîte de crayon pour « prendre que le blanc qui me manque ». Malin.
Le camouflage sous le meuble des produits démolis par le bébé hurleur en poussette qui se défoule sur le rayonnage et de celui sur lequel le chien toutou mignon a levé la patte.
L’incivilité, le mépris, l’agressivité.
Et aussi heureusement beaucoup d’humanité et de relations agréables qui font qu’on tient pendant des années.
Les peintres amateurs qui montrent leurs oeuvres sur le portable.
Le peintre « Picasso » qui fabrique la copie au kilo et la vend pour 5000 euros tout fier.
Les discussions sur l’élasticité du pinceau et la préparation de la toile…
Le tableau du magasin offert par un client dans un style psychédélique, dont on ne sait pas quoi faire.
Mais, le même problème de « fin de cycle » du commerce se pose désormais aussi en zone commerciale de banlieu où ont déménagé les enseignes survivantes et les indépendants les plus dynamiques.
Car, la transformation numérique a bouleversé le paysage à une échelle encore plus grande.
Pour survire, il y a très peu d’élus.
Trop peu pour que je trouve cette évolution avec une béatitude optimiste et sans risque pour nos villes et les relations humaines.
Ceux qui ont transformé leur point de vente en activité numérique ont tenu le choc pendant 10 ans. Reconcentration. Dupuis 4-6 ans, c’est la casse des petits e-commerces.
Grandes plateformes, logistique à l’échelle industrielle et internationale et Amazon dévorent tout.
Après des années de tâtonnement et pertes, mon modèle est devenu une plateforme d’intermédiation, sans stock, livraison directe du grossiste et du fabricant au consommateur . Les produits partent directement du Danemark ou de l’Allemagne en 5 jours à domicile. Pas de risque de stock. Peu de charges fixes. Pas de risque de trésorerie.
Que des connexions informatiques et la gestion automatisée des flux de commandes, de transactions et de communication avec les branchements aux systèmes de logistique tierse.
Pas d’effet de seuil de la structure logistique. Mais beaucoup d’informatique .
Pas besoin de sélectionner les produits, 100% du catalogue de gros est présenté en ligne avec un stock important , on achète seulement après une vente certaine.
Un peu de relation client au téléphone avec une interface permettant automatiser les réponses.
Voilà pour l’adaptation et mon modèle viable.
Au prix d’une relation pauvre avec le client. Juste de l’utilitaire, efficace, rapide et numérique.
Et ça me barbe de gérer maintenant l’engin terminé et opérationnel .
Je transmets donc l’ outil, les clients et les marques à celui qui a envie de jouer et « bien gérer le modèle « .
Je fais adieu au monde du commerce désincarné.
Je vais retrouver un truc basé sur la relation incarnée, physique, non lucrative et créative.