1968, il y a 50 ans.
J’ai énormément appris cette année-là. Et je n’avais que 8 ans.
J’ai appris qu’une personne forte a droit de pleurer.
Cette année-là, j’ai vu mon père pleuré pour la première fois.
Il souhaitait quitter le pays après l’invasion de l’armée russe à Prague. Ma mère ne voulait pas laisser ses vieux parents seuls au pays.
Les parents ont décidé de rester. La frontière s’est refermée définitivement sur eux.
J’ai compris ce qu’est un dilemme.
Parfois, choisir entre deux maux ne permet pas de choisir le moindre.
Cette année-là, j’ai compris pourquoi on dit que les grands cèdent à la honte et les petits à la peur.
Dubcek est revenu de Moscou et a fait un discours de contrition à la TV sous dictée soviétique.
Il bafouillait péniblement sous l’effet de la peur, de la honte ou des deux à la fois.
Ce fut la destruction médiatique de l’honneur d’un homme.
Nous avions honte pour lui.
Lorsqu’on accepte un rôle public et lorsqu’on représente le pouvoir, il faut assumer la responsabilité qui l’accompagne. On n’a pas droit de faiblir ainsi.
J’ai compris ce que cela veut dire de « lécher la main de celui qui vous frappe ».
J’ai compris qu’il serait plus digne de se sacrifier que de se soumettre lâchement.
Etre comme Giordano Bruno. Pas comme Dubcek.
J’ai compris pourtant aussi que le sacrifice spectaculaire n’est pas toujours la voie.
Jan Palach s’est immolé. C’était un gamin lambda, un inconnu.
Mes parents ont été horrifié. Ils se projetaient à la place des parents de Jan. Un gâchis immense pour une cause -symbole perdue d’avance. Ils disaient que les communistes ne méritaient pas un tel sacrifice. Que je ne dois jamais combattre de cette façon un ennemi.
On oublie toujours la mort des inconnus. Même lorsqu’ils se sacrifient de manière symbolique.
Ce n’était pas à Palach de s’immoler, mais à Dubcek.
J’ai compris que le silence peut être lourd de signification
Mon institutrice a émigré en été 1968 définitivement au Canada.
Nous avons appris sa disparition à la rentrée.
En réalité, mes parents me l’ont appris, car officiellement nous avons juste changé de maîtresse pour cause de « déménagement ».
Il ne fallait pas évoquer en classe la véritable raison de sa disparition.
J’ai compris que la parole est soit autorisée, soit vraie et interdite.
J’ai appris à taire mes observations.
J’ai été initiée à la géopolitique
Au début, les tchèques croyaient sans doute que l’occident viendra à leur rescousse quand les tanks russes sont entrés.
Les médias occidentaux ont ‘unanimement condamné’ l’invasion des Russes.
Les peuples occidentaux ont ‘sympathisés’ avec les populations qui faisaient face aux tanks dans les rues de Prague.
Comme aujourd’hui les média unanimement condamnent les bombardements russes à Alep et l’annexion de la Crimée…
Mes parents avaient vite compris qu’on n’allait pas risquer un conflit militaire sur le territoire européen pour un petit pays de bloc de l’Est. La famille avait déjà subi la conséquence de Munich.
C’est peut-être pour cela que les pays baltes ont toujours tellement peur de nos jours de l’invasion des Russes.
Et Poutine avance partout en Europe comme sur de la glace fragile, posant un pied après l’autre et teste la réaction des européens. Il rencontre encore principalement que le bavardage voir de la sympathie des idiots utiles.
Inversement, les citoyens des ex-pays de l’est sont circonspects dans leurs relations aussi bien avec l’Europe qu’avec la Russie.
Ils se disent peut-être qu’il vaut mieux commercer avec l’ennemi connu que de dépendre à 100% d’un ami peu fiable.
J’ai appris finalement aussi qu’on peut toujours rebondir : » A quelque chose malheur est bon. »
Pendant l’été 1968, nombreux tchèques ont émigré pendant une brève ouverture de frontière.
Grâce à cette vague de départs, nous avons pu nous reloger dans un logement plus grand, abandonné par un homme qui a émigré au Canada.
20 ans plus tard, un soir, j’ai sonné à la porte de cet appartement.
Mon petit frère a ouvert la porte. Il ne m’a pas reconnu.
Je l’ai entendu crier : « Maman, il y a une dame à la porte qui te demande ! »
Je venais de rentrer pour la première fois depuis mon exil en France à la maison, sans prévenir personne par sécurité.
Juste après avoir obtenu ma naturalisation avec mon nouveau passeport français comme bouclier de protection.
Voilà, mon 1968 .